Revue des sciences religieuses 1 (1921) pp. 208-221
Dans son traité de Baptismo, qui soulève tant de questions intéressantes, Tertullien fait mention à plusieurs reprises, soit quand il parle de l'acte même du baptême, soit quand il s'explique sur les cérémonies préparatoires, d'un ange qui intervient, et que nous pourrons, pour abréger, appeler simplement l'ange du baptême (De Baptismo, ch. 4 ad finem; ch. 5 toute la seconde moitié; ch. 6) 1.
Le rôle qui revient à l'ange du baptême est précisé au début du ch. 6. «Ce n'est pas que dans les eaux (du bapterne) nous recevions le Saint-Esprit; mais purifiés dans l'eau sous l'ange, nous sommes préparés (à recevoir) le Saint-Esprit. Non quod in aquis spiritum sanctum consequamur, sed m aqua emundati sub angelo spiritui sancto praeparamur. Ici encore une ligure a précédé (la réalité), celle de Jean, précurseur du Seigneur et qui lui préparait les voies. De même aussi, l'ange dispensateur du baptême prépare les voies à l'Esprit-Saint qui doit venir, par la purification des fautes qu'obtient la foi scellée (du cachet), du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ita et angelus baptismi arbiter superventuro Spiritui Sancto vias dirigit ablutione delictorum quam fides impetrat, obsignata in Patre et Filio et Spiritu Sancto».
D'après ce texte, qui est capital pour juger des idées de Tertullien sur les effets du baptême, l'action surnaturelle du sacrement est avant tout de remettre les péchés. Cette rémission des péchés est nettement distinguée de l'infusion du Saint-Esprit dans l'âme du baptisé. C'est au deuxième moment de l'initiation chrétienne, disons, pour |209 parler comme les modernes, dans le sacrement de confirmation que l'Esprit-Saint sera conféré. Après qu'il a reçu l'onction d'huile sainte (ch. 7) le néophyte se voit imposer les mains, et cette bénédiction appelle sur lui le Saint-Esprit «dehinc manus imponitur, per benedictionem advocans et invitans Spiritum Sanctum» (ch. 8). Pour le dire en passant, on remarquera combien l'ensemble de la démonstration de Tertullien est favorable à la thèse ecclésiastique qui dislingue nettement les deux sacrements de baptême et de confirmation.
Pour l'instant retenons seulement que, d'après Tertullien, l'effet propre du baptême, c'est de purifier le catéchumène de ses péchés. Et cet effet est produit par l'intervention de l'ange du baptême. Qui est cet ange du baptême? A première vue il semble bien qu'il doive s'agir d'un agent d'ordre surnaturel. Chargé de produire un effet invisible, la purification des péchés, il appartient au même domaine suprasensible que l'Esprit-Saint, auquel sa fonction est justement de préparer les voies. Nous nous mouvons ici en pleine région immatérielle. Et dès lors l'explication la plus simple, la plus claire est de faire de l'ange du baptême, un ange au sens le plus ordinaire de ce mot dans le langage chrétien, un de ces esprits inférieurs à Dieu, supérieurs à l'homme, ministres de Dieu pour l'exécution de ses desseins miséricordieux par rapport à l'homme.
Sans doute cette intervention directe d'un ange dans un cas aussi remarquable trouble quelque peu nos catégories de théologiens modernes. On a donc fait effort pour ramener le texte de Tertullien au schématisme de nos traités des sacrements et de la grâce. L'ange du baptême devient alors l'homme ministre du baptême, l'évoque, si l'on veut, qui confère le sacrement. On. voit apparaître cette idée, dans le commentaire d'ailleurs remarquable |210 qu'au xviiie siècle Dom Thomas Corbinien écrivit sur le de baptismo (P. L., t. II, col. 1160) «Innuere videtur ministrum baptismi». Elle passe de là dans l'étude du P. d'Alès sur la Théologie de Tertullien (p. 325, note 4). Le P. d'Alès, il est vrai, ne fait qu'indiquer cette opinion de Dom Thomas Corbinien, sans dire s'il s'y rallie ; et la manière dont il renvoie ensuite à l'ange de la pénitence dans Hermas, indiquerait peut-être qu'il ne se lient pas personnellement à l'exégèse du docte Bénédictin. Car, avec toute la bonne volonté du monde, il est impossible de transformer en évoque le personnage mystérieux qui paraît maintes fois dans le Pasteur. J'ai donc été bien étonné, en étudiant avec toute l'attention qu'il mérite le livre récent de M. De Backer, Sacramentum, le mot et l'idée représentée par lui dans les œuvres de Tertullien, d'y trouver un essai de démonstration de l'hypothèse avancée par Dom Corbinien. «Nous pensons, dit l'auteur, que cet ange désigne le ministre du baptême, qui bénit l'eau destinée au sacrement, c'est-à-dire que par une invocation à Dieu, il y fait descendre l'Esprit divin, qui lui donnera la vertu sanctificatrice. C'est lui encore qui accomplit la cérémonie rituelle (in aqua emundati sub angelo) et prononce la formule sacramentelle» (p. 163).
Cette hypothèse me parait absolumcnt insoutenable. M. de Backer «base, dit-il, son opinion sur la comparaison de deux textes, de Bapt., 6 : in aqua emundati sub angelo spiritui sancto praeparamur et de Corona militis, 4 : sub antistitis manu, contestamur nos renuntiare diabolo.» Il suffit de mettre le signe d'égalité entre les deux expressions sub antistitis manu, et sub angelo, pour avoir angelus = antistes. Comme du reste dans la suite du chapitre l'ange du baptême est appelé arbiter baptismi, et qu'il n'est pas difficile de trouver dans Tertullien des textes qui font d'arbiter le synonyme de prêtre (p. 164, note 1) on en |211 arrive à la même conclusion : l'ange du baptême est celui qui préside la cérémonie de baptême, l'évêque.
Je n'insisterais pas sur la fragilité de cette construction si une telle hypothèse n'avait le tort de masquer un point curieux de la théologie de Tertullien. Il serait regrettable qu'un vain amour de la symétrie nous fil détruire un de ces détails archaïques qui donnent précisément tout leur intérêt à l'étude de l'ancienne littérature chrétienne.
J'écarte tout d'abord la preuve que l'on veut tirer de la comparaison entre les deux textes : de Bapt., 6 et de Corona, 3. Dans l'équation sub angelo emundati, = sub antistitis manu contestamur, il n'y a qu'un terme de commun, la préposition sub; c'est trop peu pour en tirer l'identité angelus = autistes. Reportons-nous en effet au contexte. Les deux passages nous décrivent deux moments différents de l'initiation baptismale. Le de Corona, on le sait, veut montrer que bon nombre de rites et de pratiques ecclésiastiques ne peuvent se réclamer d'un texte scripturaire, et que leur autorité repose seulement sur la tradition. C'est ce qu'il est facile de voir, dit Tertullien, dans l'administration du baptême; par exemple, le rite de la renonciation à Satan n'a point d'attestation dans l'Ecriture, est-ce une raison pour l'omettre? «Avant donc que de descendre dans l'eau, et dans l'église (par opposition peut-être avec lé baptistère) (inclinés) sous la main de l'évêque nous affirmons par serment renoncer au diable, à ses pompes et à ses anges. Puis nous sommes plongés trois fois». Il s'agit ici d'une cérémonie antérieure au baptême lui-même. Dans le de Daptismo an contraire, il s'agit de l'instant précis de l'immersion baptismale. A ce moment, le baptisé est dans l'eau, ou plus exactement, si nous nous rappelons le rite du baptême par immersion, il est sous l'eau, et dès lors aussi sous l'ange, sub angelo, puisque, comme je vais le montrer, l'ange est intimement mêlé à |212 l'eau du baptême, ou tout au moins est épandu sur le baptistère.
Reportons-nous, en effet, au chapitre qui précède immédiatement (de Bapt., 5). Los païens, dit notre auteur, connaissent eux aussi des contrefaçons de baptême. Dans plusieurs rites de mystères le démon prétend bien purifier les inities. Étrange chose en vérité, que l'esprit immonde puisse purifier et détruire son œuvre en lavant les fautes qu'il a lui-même inspirées! Mais cette prétention Tertullien veut la signaler néanmoins, comme un argument ad hominem contre ceux qui se refusent à croire aux miracles divins, alors qu'ils en acceptent les contrefaçons imaginées par le rival de Dieu. «Allons plus loin, continue-t-il : ce n'est pas seulement dans ces faux sacrements que les esprits immondes viennent couver les eaux, aquas incubant, pour les faire servir à leurs maléfices. Ne sont-ils pas partout, dans les fontaines obscures, les ruisseaux qui se perdent, les bains, les piscines, les canaux. Ils y sont parleurs images sans doute, c'est-à-dire par les statues des dieux, des déesses, des nymphes, mais ces images ne sont que le signe extérieur d'une présence plus intime. Les démons sont là, dans ces eaux elles-mêmes ; et la preuve, c'est que parfois elles tuent, ou du moins font perdre la raison. Et pourquoi, continue Tertullien, pourquoi rapporter tout ceci? Pour qu'il ne soit pas trop dur de croire que l'ange saint de Dieu vient se mêler aux eaux pour le salut des hommes, alors que l'ange mauvais multiplie les commerces impurs avec ce même, élément pour là période l'homme». On remarquera la force des expressions latines : l'ange saint aquis temperandis adest ; l'ange mauvais profanum commercium frequentat ejusdem elementi.
Mais pour faire admettre aux chrétiens cette action naturelle de l'ange, dans l'eau du baptême, Tertullien dispose d'un argument bien plus solide. Qu'on se rappelle cette |213 piscine de Bethsaïde (Joh. V, 4-5) 2 que l'ange venait faire bouillonner chaque année, et qui rendait la santé au premier qui y descendait après l'intervention de l'ange : nouvelle figure du traitement spirituel qu'apporté la foi chrétienne «car par le progrès de la faveur divine dans l'humanité, les eaux et l'ange prirent (désormais) une plus grande importance, plus aquis et angelo accessit. Eux qui guérissaient (noter en latin qui remediabant : les deux réalités mêlées : l'eau et l'ange; et le pronom au masculin pluriel) les maladies du corps, guérissent maintenant l'âme; eux qui procuraient le salut temporel, donnent le salut éternel, eux qui délivraient par an un seul homme sauvent maintenant tous les jours des peuples entiers, la mort se trouvant détruite par la purification des fautes».
En d'autres termes il se passe dans le baptistère chrétien, au moment des mystères de l'initiation, le même miracle qui se produisait à la piscine de Bethsaïde. L'ange de Dieu vient se mêler aux eaux et ce mélange d'eau et d'esprit, si je puis ainsi dire, est le remède des infirmités de l'âme : In aquae mundati sub angelo spiritui sancto praeparamur. C'est ce qu'indiqué non moins clairement la phrase qui termine le chapitre 4 : Igitur medicatis quodammodo aquis per angeli interventum et spiritus in aquis corporaliter diluitur et caro in eisdem spiritaliter mundatur. «Du fait que les eaux ont en quelque sorte reçu par l'intervention de l'ange le pouvoir de guérir, l'âme est lavée corporellement dans l'eau, et de même la chair y est purifiée spirituellement». Ma traduction rend très imparfaitement les deux mots medicatis aquis. Medicata vina, ce sont des vins où l'on a fait infuser des substances médicinales ; et Tertullien a si bien conscience que son expression est légèrement choquante qu'il ajoute un |214 quodammodo de correction. Medicatae aquae, ce sont les eaux où est infusée, si je puis dire, la substance angélique. Il se forme une sorte de substance mixte où s'unissent substance corporelle et substance spirituelle.
D'ailleurs Tertullien a pris soin de préciser lui-même cette compénétration de l'eau par la nature angélique. Elle n'est point chose nouvelle; n'étant que le recommencement de ce qui se passa aux origines du monde. Alors l'esprit du Seigneur était porté sur les eaux (de Bapt., 3). Et l'Écriture a noté avec soin, en vue du baptême futur, ces rapports réciproques de l'eau et de l'esprit de Dieu. «Ce qui est saint était porté sur ce qui est saint, ou (plus exactement) l'élément qui portait empruntait la sainteté de ce qui était porté sur lui. Car toute matière placée sous quelque chose qui la domine doit nécessairement en prendre les qualités; tout spécialement une matière corporelle doit prendre ainsi une qualité spirituelle, car celle-ci pénètre et s'enfonce plus facilement par la subtilité même de sa substance». (de Bapt., I). Il est difficile d'être plus clair. Si l'on se rappelle que pour Tertullien tout ce qui existe est matière, matière corporelle et matière spirituelle, on n'a pas de peine à se représenter ses vues sur l'origine des choses. Sur les eaux primordiales s'épand l'esprit de Dieu (qu'il ne faut pas se hâter de traduire par l'Esprit Saint). C'est une sorte de vapeur, de gaz, qui flotte sur la surface de l'abîme, et ce gaz, si l'on me passe celle expression empruntée à la physique, possède une tension telle qu'il se dissoudra forcément dans l'eau. Je ne crois pas ajouter beaucoup à la pensée de Tertullien en donnant cette image, encore qu'il convienne de ne pas oublier que cet être gazéiforme est un agent du monde surnaturel, s'il n'est pas l'Esprit-Saint lui-même. Sur cette dernière question je reviendrai tout à l'heure, mais iJ n'est pas sans intérêt de remarquer comment l'auteur |215 du de Baptismo passe des eaux primordiales aux eaux du baptistère. De ce premier contact avec l'esprit du Seigneur, toutes les eaux, en vertu de leur unité générique, ont gardé le pouvoir de sanctifier : Omnes aquae de pristina originis praerogativa sacramentum sanctificationis consequuntur invocato deo. Il faut pour mettre en acte ce pouvoir-sanctificateur une invocation à Dieu, une épiclèse semblable à celle de la liturgie eucharistique; l'épiclèse terminée «l'esprit aussitôt survient des cieux, s'épand sur les eaux, les sanctifiant par ses propres vertus, et ainsi sanctifiées les eaux se pénètrent de force sanctificatrice : Vim sanctificandi combibunt». On remarquera une fois de plus la matérialité de l'expression; et on la rapprochera des mots medicatae quodammodo aquae qui se retrouvent quelques lignes plus. loin. De même il vaudrait la peine d'étudier le mode d'action de cette mixture d'eau et d'esprit sur le composé humain, chair et esprit. On y verrait la pensée, de Tertullien osciller entre deux théories de l'efficacité (ou, comme disent les théologiens, de la causalité) sacramentelle. Au demeurant l'auteur finit par s'en tenir à une sorte d'opération physique (je dirais matérielle en prenant le mot de matière dans le sens où il l'entend) qui se traduit par la formule paradoxale : spiritus (l'âme) in aquis corporaliter diluitur et caro in eisdem spiritaliter mundatur.
La comparaison attentive entre deux phrases de ce même développement ne peut pas laisser de doute sur la personnalité de l'esprit qui se mêle aux eaux baptismales. Invocato deo supervenit spiritus de caelis et aquis superest, lisons-nous p. 623, ligne 9; et 1. 18 Igitur medicatis quodammodo aquis per angeli interventum. Il faut absolument conclure que dans ce développement spiritus dei et angelus sont exactement synonymes. Nous dirons donc aussi que l'angélus dei sanctus aquis temperandis du ch. 5, |216 p. 625, ligne 1, et l'ange sous lequel nous sommes préparés à la réception du Saint-Esprit, ch. 6, p. 625, ligne 21, représentent un seul et même personnage, de la même famille d'ailleurs que l'ange de la piscine de Bethsaïde.
Cet angelus dei, ce spiritus dei ne peut pas être le Saint-Esprit ; puisque son rôle est précisément de préparer l'âme du néophyte à la réception de cette personne divine. Cet ange qui est le maître du baptême, baptismi arbiter, est donc une créature préposée par Dieu a l'exécution des grandes choses qui se passent dans la piscine baptismale. Que ce soit le sens à donner ici au mot arbiter, plutôt que le sens de témoin c'est ce dont M. de Backer ne disconviendra pas, lui qui a si bien étudié les divers sens du mot. Et c'est pourquoi je l'ai traduit plus haut par les mots «dispensateur du baptême». Il convient de rapprocher son rôle de celui de l'ange de la prière (de Oratione, 16, Oehler I, p. 568) dont la fonction est de transmettre à Dieu nos supplications; l'ange du baptême est aussi le frère de celui qui va annoncer au Père céleste le mariage des époux chrétiens : felicitas matrimonii quod ecclesia conciliat, et confirmat oblatio, et obsignat benedictio, angeli renuntiant, pater rato habet (Ad uxorem, II, 8; Oehler, I, p. 696).
Les personnages célestes, dont il est ici question, jouent un rôle que nous appellerons surnaturel dans le sens le plus strict du mot. Tertullien en connaît d'autres dont l'activité s'exerce d'une manière plus terre à. terre. Et puisque le baptême est pour lui une nouvelle naissance, une régénération dans le sens étymologique du mot, il conviendra sans doute de rapprocher de l'ange du baptême, auteur de la naissance spirituelle, les anges qui président à la naissance corporelle. Le texte est curieux et vaut la peine d'être cité : de Anima, 37, Oehler, II, p. 617. «Tout |217 ce travail, qui dans le sein maternel prépare, rassemble, façonne l'homme futur, c'est quelque puissance, ministre de la volonté divine, qui l'accomplit aliqua utique potestas divinas voluntatis ministra modulatur.» Et il ne s'agit point ici d'une puissance, d'une force impersonnelle; la suite le montre bien, puisque Tertullien déclare que la superstition romaine s'est emparée de cette idée vraie pour confier à toute une série de divinités les soins qui revenaient à cette puissance, déléguée par le Créateur. «Pour nous, dit-il, nous croyons que ces fonctionnaires divins sont des anges. Nos officia divina angelos credimus».
Ainsi donc l'ange du baptême est l'officier divin (officium divinum) préposé à la grande œuvre de la renaissance spirituelle ; épandu sur les eaux baptismales, se dissolvant pour ainsi dire en elles, il leur communique le pouvoir de sanctification sacramentum sanctificationis, et l'on comprend dès lors la phrase qui nous a servi de point de départ : in aqua emundati sub angelo spiritui sancto praeparamur.
Reste une dernière question : l'ange du baptême, l'esprit de Dieu qui, à la prière de l'Eglise, se répand sur et dans les eaux du baptistère, est-il identique à l'esprit du Seigneur qui aux origines du monde couvait les eaux primordiales ; ou bien faut-il assimiler à l'Esprit-Saint, cet esprit fécondant, qui aux origines du monde secondait l'action créatrice de Dieu ? On sait que les Pères sont loin d'être unanimes dans leur réponse à cette dernière question, et l'on, trouvera dans le commentaire, déjà cité de Dom Carbinien, une revue suffisante, bien que sommaire, des diverses interprétations du passage génésiaque (P. L., t. II, col. 1145, sq.). Il ne saurait y avoir de doute que dans la seconde partie de sa vie Tertullien n'ait considéré cet esprit de Dieu comme une créature, distincte de l'Esprit-Saint. Deux textes de cette période sont |218 caractéristiques: Nous lisons dans le traité adv. Marcionem, IV, 26, Oehler, II, p. 223 : «Dans l'hypothèse marcionite, à qui adresserai-je ma prière? A qui dirai-je : Notre Père. A quelqu'un qui ne m'a point fait, dont je ne tire point mon origine, ou bien à celui qui m'a engendré en me faisant et en m'arrangeant? A qui demanderai-je le Saint-Esprit? A celui qui n'a pas même à sa disposition l'esprit cosmique, ou bien à celui qui a créé les anges esprits, et dont l'esprit, au commencement était porté sur les eaux? A quo Spiritum Sanctum postulem? a quo nec mundialis spiritus praestatur, an a quo fiunt etiam angeli spiritus, cujus et in primordio spiritus super aquas ferebatur?» Il me semble assez clair que les angeli spiritus (allusion au qui facit angelos suos spiritus, Ps. CIII, 4, Vulg.) sont mis sur le même plan que le spiritus super aquas latus, qui pourrait bien d'ailleurs être le même que le mundialis spiritus du membre de phrase précédent.
Mais voici pour lever tous les doutes. Les chapitres 30 et suivants du traité aduersus Hermogenem (Oehler, II, p. 366) donnent l'exégèse complète des premiers versets de la Genèse, il s'agit de montrer à l'encontre de l'hérétique que la matière ne coexiste pas de toute éternité à Dieu, mais qu'elle a été créée par lui au commencement des temps. La preuve qu'en administre Tertullien revient à dire que la matière première se trouve impliquée dans les mots cœlum et terram du verset 1, dont la création est explicitement attribuée à Dieu, Or les diverses entités, enumérées aux versets suivants : les ténèbres, l'abîme, l'esprit, les eaux, tout cela doit être considéré comme la créature de Dieu, étant renfermé dans les mots: caelum et terram, comme les parties dans le tout. Rien de plus clair, continue Tertullien; Dieu qui est dit créateur de l'ensemble, est dit aussi créateur des membres : proinde membra erant caeli et terrae, abyssus et tenebrae, spiritus |219 et aquae. Cependant, a l'usage des imbéciles et des ergoteurs, l'Ecriture n'a pas laissé d'insister à d'autres endroits sur le caractère créé de chacun de ces éléments. Suivent les textes qui viennent à l'appui de l'affirmation, et puisque nous ne parlons que de l'esprit, ils montrent que cet esprit, ce souffle, qui était porté sur les eaux est bien une créature eum spiritum conditum ostendens qui in terras conditas deputabatur, qui super agitas ferebatur, librator et adflator et animator universitatis non, ut quidam putant, ipsum deum significans spiritum, quia deus spiritus ; neque enim aquae dominum sustinere sufficerent. Inutile d'insister davantage sur ce caractère créé de l'esprit qui était porté sur les eaux.
De tout ceci avons-nous le droit de conclure que lors de la composition du de Baptismo Tertullien interprétait déjà de la même façon le texte génésiaque? Avec un auteur comme celui-ci, toujours dominé par la préoccupation du moment, par le désir d'asséner un bon coup à l'adversaire, il est bon d'y regarder à deux fois.. Relisons donc le chapitre 3 de notre traité. «Qu'est-ce qui a valu à l'eau, dit l'auteur, cette dignité souveraine de servir aujourd'hui à la régénération spirituelle ? C'est que l'eau est un des éléments primitifs, qui, avant toute organisation du monde, ante omnem mundi suggestum, quand celui-ci était encore informe, étaient là à la disposition de Dieu». Suit le texte de la Genèse I, 1-2. «O homme, continue Tertullien, tu trouves ici une première raison de respecter les eaux : l'antiquité de cette substance; puis une seconde : l'honneur qu'elle a eu d'être le siège de l'esprit divin, de préférence aux autres éléments qui existaient alors. Au moment où les ténèbres étaient complètes, sans étoiles pour les embellir, l'abîme triste, la terre sans parure, le ciel sans ornement, l'eau seule, matière toujours parfaite, agréable, simple, pure, fournissait à Dieu un digne |220 véhicule». A première lecture de ce passage il semble bien que l'esprit du Seigneur dont il est question dans la Genèse, l'esprit divin qui trône sur les eaux ne soit autre que le Saint-Esprit. Et c'est pourquoi l'on peut dire des eaux qu'elles fournissaient à Dieu lui-même un digne véhicule ; dignum vectabulum Deo subjiciebant. Il reste cependant quelques difficultés à cette manière de traduire. Il me semble bien avoir remarqué que Tertullien, quand il parle de la troisième personne de la Trinité, emploie d'ordinaire le mot Spiritus Sanctus et non spiritus dei, spiri-tus domini. Je ne puis avancer que ce soit là une règle absolue; il faudrait, pour l'établir un lexique complet des œuvres de Tertullien qui nous fait défaut. D'autre part, nous avons vu qu'au chapitre 4, le spiritus de caelis est bien identique à l'angelus baptismi. Enfin les dernières lignes du chapitre 5 nous offrent de l'expression dei spiritus une nouvelle traduction. «Dans le baptême l'homme reçoit cet esprit de Dieu, que jadis il avait reçu de l'haleine divine, mais qu'il avait ensuite perdu par le péché. Recipit illum dei spiritum, quem tunc de adflatu ejus acceperat, sed post amiserat per delictum». Et c'est après avoir énoncé cette affirmation que Tertullien continue : ce n'est pas que nous recevions dans les eaux baptismales l'Esprit Saint. Tout ceci montre au moins qu'il faut hésiter avant de traduire divinus spiritus par Esprit Saint.
Il est vrai que Tertullien parle des eaux qui fournissent à Dieu un digne véhicule dignum vectabulum Deo subjiciebant. Si nous étions certains de cette leçon il n'y aurait pas à hésiter sur la pensée de Tertullien dans le passage qui nous occupe. Mais précisément cette leçon ne présente pas toutes garanties. Dans la première édition du de Baptismo, Gagny avait mis entre crochets le mot subjiciebat, et la ligne qui suit; preuve que le manuscrit dont il disposait ne lui semblait pas fournir un texte |221 certain. Etant donnée la disparition complète des mss. du de Baptismo, il est impossible de vérifier la valeur de la leçon qui, de Gagny, est passée dans toutes les autres éditions. Je veux dire seulement qu'il est impossible de trouver dans ce texte une fin de non recevoir à opposer à l'hypothèse que je propose.
D'ailleurs l'explication du rôle de l'ange dans le baptême est finalement indépendante de cette hypothèse particulière sur la nature créée de l'esprit qui était porté sur les eaux primordiales. Qu'on l'accepte ou qu'on la rejette il n'en restera pas moins que Tertullien fait jouer dans le baptême un rôle considérable, à un personnage invisible, qu'il appelle l'ange du baptême 3. Ce n'est pas dans le chapitre du «Ministre des sacrements» mais bien dans celui de la «Causalité sacramentelle» qu'il conviendra, ce me semble, d'étudier ce rôle.
E. AMANN.
[Footnotes moved to end]
1. (1) Les renvois seront faits régulièrement à l'édition Oehler, t. 1.
2. (1) C'est, remarquons-le, la première attestation de la leçon occidentale.
3. (1) Cette conception de Tertullien a persévéré longtemps en Afrique. Optât de Milève conteste aux donatistes la possession de l'ange du baptême : unde vobis angelum (habetis), qui apud vos possit fontem movere aut inter ceteras dotes ecclesiae numerari? (Contra Parmenianum, II, 6; édition Ziwsa, p. 43.)
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