Bulletin d'ancienne littérature et d'archaeologie chrétiennes (1914) pp. 210-213
Tertullien a-t-il connu une version latine de la Bible?
On sait de quelle obscurité sont enveloppées les origines de la Bible latine. Saint Augustin lui-même n'etait guère au fait de l'époque exacte de leur apparition : « Qui scripturas ex Hebraea lingua in Graceam uerterunt, écrit-il dans le De Doctrina christiana (II, xi), numerari possunt, Latini autem interpretes nullo modo. Ut enim cuique primis fidei temporibus in manus uenit codex Graecus |p211 et aliquantulum facultatis sibi utriusque linguae habere uidebitur, ausus est interpretari. » Ce primis fidei temporibus est une référence chronologique un peu vague. Beaucoup de critiques hésitent encore à admettre qu'à la (in du IIe siècle Tertullien ait eu à sa disposition une ou plusieurs versions latines de la Bible, ou même le nient expressément. Je crois pour ma part qu'il y a chez Tertullien des textes suffisamment explicites pour qu'on soit en droit de soutenir une opinion contraire. Ces textes, les voici 1. Ils démontrent, ce me semble : 1° que Tertullien traduisait lui-même, habituellement ses citations d'après l'original grec; 2° qu'il avait sous les yeux des versions latines, non qu'elles lui fussent indispensables,'mais pour la satisfaction de sa curiosité toujours en éveil.
A Adu. Marc., IV, 1 (Oe., II, 159; Kr., 423) : Opus... Anthitesis cognominatum... qua [se rapporte à dos qui est plus haut] duos deos diuidens, proinde diuersos ut alterum alterius instrumenti uel, quod magis usui est dicere, testamenti.
B Adu. Marc., IV, xiv (Oe., II, 188; Kr., 459). Citation de Luc, vi, 20 : Beati mendici (sic enim exigit interpretatio uocabuli quod in Graeco est), quoniam illorum est regnum Dei.
C Adu. Marc., V, iv (Oe., II, 284; Kr., 581) : Haec sunt enim duo testamenta, sine duo ostensiones, sicut inuenimus interpretatum.
D Adu. Marc., V, XVII (Oe., II, 323; Kr., 632) : .. in dispensationem adimpletionis temporum -- ut ita dixerim, sicut uerbum illud in Graeco sonat -- recapitulare -- id est ad initium redigere uel ab initio recensero.
E Adu. Pr., V (Oe., II, 658; Kr., 233) : Quae ratio sensus ipsius est, hanc, Graeci λόγον dicunt, quo uocabulo etiam sermonem appellamus, ideoque iam in usu est nostrorum per simplicitalem interpretationis sermonem dicere in primordio apud Deum fuisse...
F De Pud.,lV, 1-2 (Oe., I, 797-8; RW., 225; P. de LABRIOLLE [coll. HEM-MER-LEJAY], 70) : Imprimis quod moechiam et fornicationem nominamus, usus expostidat. Habet et fides quorundam nominum familiaritatem ; ita in omni opuscule usum custodimus.
G Adu. Marc., Il, xxiv (Oe., II, 114; Kr., 369) : In Graeco sono paeni-tentiae nomen non ex delicti confessione, sed ex animi demutatione compositum est.
H Adu. Marc., IV, XL (Oe., II, 267; Kr., 559), à propos d'une citation de Jérémie dans Mt., xxvii, 9 : Et acceperunt triginta argentea pretium appretiati uel honorati.
I Adu. Marc., III, xxiv (Oe., II, 156; Kr., 419), à propos de la parole de saint Paul dans l'Ep. ad Phil., III, 20 « Ἡμῶν γὰρ τὸ πολίτευμα ἐν οὐρανοῖς ὑπάρχει » : Hierusalem... quam et apostolus matrem nostram sursum designat, et politeuma nostrum, id est, municipatum, in caelis esse pronuntiens.
J Adu. Marc., II, ix (Oe., II, 94; Kr., 345), à propos de la Genèse, n, 7 : Imprimis tenendum quod Graeca scriptura signauit, addatum nominans, non spiritum. Quidam enim de Graeco interpretantes non recogilata differentia nec curata proprietate uerborum pro afflatu spiritum ponunt, et dant haereticis occasionem spiritum Dei delicto infuscandi, id est ipsum Deum |p212 [= puisque à ce prix, ce serait l'esprit de Dieu qui, devenu âme chez l'homme, pécherait].
A ces textes, il serait aise d'en joindre beaucoup d'autres 2 : ils suffiront, ce me semble, à démontrer l'exactitude des vues indiquées ci-dessus.
Le recours habituel de Tertullien au texte grec est prouvé par B, D, E, G, I, J. Les mots uel honorait (H) décèlent son scrupule de traducteur qui, hésitant sur la convenance du mot appretiati, en propose, un autre, comme variante mieux appropriée peut-être au grec τοῦ τετιμημένου.
Dans A, B, C, E, F, J, il signale, pour les adopter ou pour les censurer, des interprétations latines du texte grec. L'usas qu'il mentionne est-il celui de la prédication orale ou celui de traductions écrites? Ni A, ni B, ni F, ne permettent do se prononcer sur ce point. Dans E il s'agirait de savoir ce qu'il entend par ce mot nostrorum : veut-il dire « nos traducteurs » ou « les nôtres » en général, « nos frères chrétiens », ou encore « les Latins », par opposition aux Graeci qu'il vient de nommer? Le terme est assez vague pour légitimer l'exégèse divergente de HARNACK (Chron., II, 300) et de ZAHN (Gesch. d. neut. Kanons, I, 1, 55, n. 1). ----D'autre part, C est sensiblement plus favorable à l'hypothèse d'une traduction latine déjà existante au moment où Tertullien écrit. ZAHN (ibid., I, 1, 52, n. 2) a exercé sur ce texte une critique très serrée. Il estime : 1° que ostensiones est un non-sens qui n'aurait jamais dû être, imprimé : ce pourrait être une traduction de ἀποδείξεις (1 Cor., ii, 4) ou de ἐνδείξεις (2 Cor., viii, 24), mais jamais de διαθῆκαι. Il corrige ce mot en sponsiones; 2° que Tertullien n'a pu vouloir dire qu'il ait rencontré διαθῆκαι (de Gal., iv, 24) rendu par ostensiones [ou sponsiones, selon la conjecture de ZAHN], puisqu'il s'agit exclusivement ici des combinaisons de textes pratiquées par Marcion, et qu'il n'y avait pas de traduction latine de l'œuvre de Marcion. Tertullien fait simplement allusion, affirme ZAHN, à la signification allégorique attribuée par saint Paul aux deux femmes d'Abraham, Agar et Sarah.
L'argumentation de ZAHN ne me paraît pas très concluante : 1° sur le premier point, on remarquera que la correction qu'il propose, ou plutôt qu'il impose, n'a aucun point d'appui dans les manuscrits. ----Ostensio signifie proprement : action de montrer, de faire voir. Cette signification ne répugne pas tellement à la conception chrétienne de l'Ancien Testament. Tertullien lui-même vient d'interpréter le quae sunt allegorica de saint Paul (ἅτινά ἐστιν ἀλληγορούμενα, Gal. iv, 24) par « id est aliud portendentia ». L'idée exprimée par ostensiones = démonstrations, désignations (d'idées, de symboles enveloppés dans le texte divin) s'accorde bien avec cette paraphrase; 2° sur le second point, il n'y a rien à tirer contre ZAHN de l'emploi de interpretare, car ce mot, chez Tertullien, signifie, soit traduire, soit interpréter (cf. HOPPE, Syntax u. Stil des Tert., p. 62). Pourtant on peut échapper à son raisonnement. Sans doute le texte grec du Nouveau Testament de Marcion n'avait pas été traduit en latin, ----cela, personne ne l'a jamais soutenu. Mais |p213 comme ici Marcion ne faisait autre chose que de combiner deux passages de saint Paul (Gal., iv, 22 et s.; Eph., i, 2l), il est très possible que Tertullien se réfère aux traductions latines de ces passages, tels qu'ils étaient donnes par les interprètes orthodoxes, et qu'il rappelle en passant une expression lue quelque part pour rendre le mot grec διαθῆκαι. Cf. WÖLFFLIN, dans les Sitz.-Ber. de l'Acad. de Münich, 1893, I, 253, qui dit très justement « ... wonach testamenta seine eigene Uebersetzung zu sein scheint, ostensiones, die, welche er vorfand ».
Enfin J recommande encore davantage la conclusion déjà suggérée par C. Notons, en effet, le mot ponunt qui semble bien indiquer une rédaction écrite. En outre, la crainte qu'exprimé Tertullien de voir les hérétiques tirer parti de l'expression spiritus est plus favorable à l'hypothèse d'un texte compulsé par eux qu'à celle d'une parole entendue au vol.
M. HARNACK a proposé, en faveur de la même conclusion, une autre série de preuves (Chronol., II, 301). Selon lui, un bon nombre de citations bibliques de Tertullien se différencieraient au point de vue lexicographique et aussi au point de vue syntactique et stylistique, de sa manière personnelle. Qu'on considère v. g. le littéralismè assez maladroit des citations que voici : II Cor., ii, 1 dans le De Pud., xiii, 2; II Thess., ii, 4 dans De Res. C., xxiv; I Thess., ii, 19, dans De Res., xxiv; II Cor., v, 10 dans De Res. C., XLIII. De même, dans les citations scripturaires, Tertullien emploie très souvent manducare, baptismum (au lieu de edere, ou baptismus, baptisma, tinctio, qui sont de sa langue à lui). M. H. conclut : « Ein Theil der Bibelzitate T. erweist sich lexikalisch und stilistisch als ubernommen. » Cette démonstration ne saurait être définitivement acceptée que lorsque nous posséderons, pour la contrôler, les tables de l'édition du Corpus de Vienne. Ainsi M. HARNACK dit qu'en dehors des citations bibliques, T. n'emploie que quatre fois la conjonction quia comme substitut de la proposition infinitive. Or HOPPE (Syntax., p. 76) en cite sept exemples. On ne peut, en pareille matière, fonder une certitude que sur des dénombrements complets.
Quoi qu'il en soit, s'il est exact ----comme Zahn le soutient à bon droit (Gesch. d. n. Kan., I, 1, 5l et s.) ----que Tertullien a d'ordinaire transposé lui-même en latin son texte scripturaire grec, il faut maintenir aussi, contre Zahn ----et contre H. VON SODEN (Die Schriften der neuen Test.. I, 3 [1907], p. 1611) ----qu'il a connu des versions latines (partielles ou complètes) de la Bible; qu'il ne s'est pas fait faute de les critiquer; que, dans certains cas, sans jamais s'y asservir, il a pu en tirer profit.
P. DE LABRIOLLE
1. p. 211 1. Oe. = Oehler, Tertulliani opera omnia: Kr. = KROYMANN, éditeur de Tertullien (Corpus de Vienne, t. XLVII); RW. = REIFFERSCHIED-WISSOWA, éditeurs de Tertullien (Corpus, t. XX).
2. p.212 1. Par ex. Adu. Marc., V, viii : Dedit data filiis hominum, ici est donatiua, quae charismata dicimus. Sans doute data était-il l'expression employée dans sa Bible latine. ----Mais quoi qu'en dise HARNACK, il n'y a rien à tirer du De Monog., XI (Oehler, I, 780) : voir une longue discussion de ce passage dans ma Crise Montaniste, p. 383-390.
Greek text in unicode.
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