Vigiliae Christianae 5 (1951), pp.111-2
SAINT JÉRÔME ET SAINT AUGUSTIN SUR TERTULLIEN
PAR
CHRISTINE MOHRMANN
Le fait que Tertullien a rompu avec l'église et qu'il est mort hérétique a compromis sa mémoire dans l'église ancienne. Même Cyprien qui puise à chaque instant dans les oeuvres de Tertullien n'a jamais fait mention de son prédécesseur. L'anathème de l'hérésie était, aussitôt après sa mort, une vraie damnatio memoriae. Lactance est le premier qui rompt le silence pour dire que l'obscurité du style de Tertullien est la cause du fait qu'il est très peu connu (div. inst. 5, 1, 23). Le jugement de saint Hilaire de Poitiers est beaucoup plus pénétrant et en même temps plus sage: consequens error hominis detraxit scriptis probabilibus auctoritatem (Comm. in Matth. 5, 1).
Au cours des quatrième et cinquième siècles on prend un intérêt de plus en plus intense aux oeuvres de Tertullien et ce sera saint Jérôme qui aura le courage de lui prodiguer des éloges. Il le qualifie comme eruditus et ardens vir (ep. 84, 2), comme creber . . . in sententiis, sed difficilis in loquendo (ep. 58, 10) et ep. 70, 5 il admire son érudition en même temps que sa pénétration: quid Tertulliano eruditius, quid acutius? Apologeticus eius et contra gentes libri cunctam saeculi continent disciplinam. Mais, lui aussi, ne passe pas sous silence que Tertullien est un hérétique : in Tertulliano laudamus ingenium, sed damnamus haeresin (Adv. Ruf . 3, 2 7 ). Cependant, le moine de Bethléhem ne peut pas refouler un sentiment de sympathie pour le Carthaginois fougueux et de caractère difficile (acris et vehementis ingenii, de vir. ill. 53). La raison de cette sympathie mé semble être claire : à plusieurs égards il y a une parenté psychologique entre Tertullien et Jérôme. Sous ce rapport est très éloquent ce que saint Jérôme suggère de vir. ill. 53: que Tertullien aurait été poussé vers le Montanisme par des expériences peu agréables qu'il avait eues dans ses rapports avec |[p.112] le clergé de Rome (hic cum usque ad mediam aetatem presbyter Ecclesiae perinansisset, invidia postea et contumeliis clericorum Romanae ecclesiae ad Montani dogma delapsus). Dans cette information de saint Jérôme, qui nest pas confirmée par d'autres données, on voit reflétée la rancune de saint Jérôme lui-même à l'égard du clergé de Rome.A côté du jugement favorable de saint Jérôme, l'attitude de saint Augustin est très sévère. Non seulement il range Tertullien parmi les hérétiques (Haer. 86), sans atténuer le jugement impitoyable qui résulte de cette constatation, comme saint Hilaire l'avait fait d'une manière si sage, mais il ne mentionne même pas le nom de Tertullien quand il énumère, de doctr. christ. 2, 40, 61, les auteurs chrétiens importants. Et, qui plus est, dans le traité de bono viduitatis 4, 6, il reproche à Tertullien son style pathétique par des mots qui sont - eux aussi - assez déclamatoires : buccis sonantibus non sapientibus. Il faut ajouter toutefois que de gen. ad litt. 10, 25, 41 il qualifie Tertullien comme un esprit pénétrant: quoniam acutus est (Tertullianus).1
Ce qu'on n'a pas signalé jusqu'ici, c'est que saint Augustin dans un de ses sermons, a repris un des plus beaux mots de Tertullien sous une forme très augustinienne. Il s'agit des mots semen est sanguis christianorum (apol. 50, 13), qui sont devenus chez saint Augustin, serm, 22, 4, 4: sparsum est semen sanguinis, surrexit seges ecclesiae.2 En dépit de son antipathie saint Augustin n'a pas pu s'empêcher de traduire d'une manière très personnelle un des mots les plus sublimes de Tertullien et c'est la version augustinienne qui est beaucoup plus pathétique que le mot concis et lapidaire de Tertullien.
1 Cfr. A. Harnack, Geschichte der altchristlichen Literatur I, Leipzig 1893, p. 683 ss. et J. H. Waszink, Tertulliani De anima, Amsterdam 1947, p. 163.
2 Augustine returns to this idea on several occasions: : quasi semine sanguinis impleta est martyribus terra, et de illo semine segea surrexit ecclesiae, serm. 286, 4, 3; sic sanguine martyrum impletus orbis praeiactatis seminibus seges ecclesiae pullulavit, serm. 301, 1, 1; tunc enim seges ista seminabatur, quando ille locus sanguine martyris rigabatur, serm. ed. Morin Den. 15, 2; pauca grana seminata sunt, et tantam messem fecerunt et horrea Christi inpleverunt (of many martyrs), serm. ed. Morin 2, 3.
Christine MOHRMANN, Saint Jérôme et Saint Augustin sur Tertullien,Vigiliae Christianae 5 (1951), pp.111-2. © Brill Academic Publishers, 1951. Reproduced by permission of the publisher. All rights reserved.
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