Didaskaleion 1 (1912) pp. 48-53
La page du Misopogon sur laquelle je voudrais attirer l'attention est des plus connues; mais, quoiqu'elle ait été souvent citée, il ne me semble pas qu'on en ait montré tout l'intérêt. Cet intérêt paraîtra peut-être plus vif, si nous nous demandons d'où provient l'idée assez particulière que Julien y développe.
Dans cette sorte de sermon, qu'il adresse aux habitants d'Antioche, Julien sans doute imite tout d'abord le ton de la prédication stoïco-cynique, et il use surtout de procédés que plusieurs discours de Dion, par exemple, nous ont rendus familiers. C'est ainsi qu'il se met lui-même en scène; il trace son portrait, et il l'oppose à celui qu'il fait également des Antiochiens. Mais si son ouvrage, d'ailleurs assez personnel, dépend essentiellement, par ses caractères généraux, de certaines traditions classiques, Julien avait trop de curiosité, il s'était livré à des lectures trop étendues pour qu'on doive être surpris, si le cas se présente, de le voir puiser à d'autres sources encore, et même chercher un motif d'inspiration dans un écrit célèbre de la littérature chrétienne.
Quand il reproche aux habitants d'Antioche ce goût frénétique pour les spectacles, qui les a toujours distingués, il commence, selon son habitude, par s'offrir en exemple, et il se vante de ne paraître au théâtre que le moins possible, seulement dans les occasions où son rang lui en impose le devoir. Il doit, nous dit-il, cette sévérité de mœurs à l'éducation qu'il a reçue de ce pédagogue auquel il a toujours gardé une reconnaissance si profonde, l'eunuque Mardonios. Quand il n'était encore qu'un tout jeune enfant, Mardonios lui répétait : «Ne te laisse pas entraîner par tes camarades à fréquenter le théâtre et à prendre le goût |49 des spectacles qu'on y donne. Veux-tu voir des courses de chevaux? il en est dans Homère, qu'il a merveilleusement décrites. Prends le livre, et lis. Annonce-t-on des danses et des pantomimes? N'en aie cure : les danses des jeunes Phéaciens sont plus viriles, tu as pour citharède Phémios et pour chanteur Démodocos. Homère nous parle aussi de plantes plus belles que celles que nous avons sous les yeux »; -- suit une citation des vers 162-3 du VIe chant de l'Odyssée, où Nausicaa est comparée au palmier de Délos : -- «il nous montre l'île boisée de Calypso, et la grotte de Circé, et le verger d'Alcinoos; sache le bien, tu ne trouveras rien de plus charmant 1 ».
Le thème est celui-là même que Tertullien a développé plus longuement et avec d'autres exemples, en quelques unes des pages les plus truculentes qu'il ait écrites, à la fin de son traité des Spectacles, quand il incite les chrétiens à satisfaire innocemment une passion dont ils ne peuvent se délivrer, par une sorte de spectacle dans un fauteuil, par la contemplation imaginaire des grandes scènes que leur foi ou la lecture des Ecritures peut leur suggérer: Lutte des vertus et des vices dans l'âme humaine -- Passion du Christ -- Jugement dernier. Qu'un rapprochement s'impose, personne ne le niera. Mais je ne crois pas qu'il faille se borner à mettre en parallèle les deux textes, et je n' ai guère de doute -- quoique je m'attende à ce que beaucoup puissent le trouver plus contestable -- que l'un ne soit le modèle direct de l'autre.
Assurément la prédication contre le théâtre n'est pas plus étrangère, à la philosophie profane qu'au christianisme; un des meilleurs ouvrages d'un écrivain dont Julien s'est souvent inspiré, le Discours aux Alexandrins, de Dion de Pruse, suffit à le prouver. Assurément aussi, l'appel à l'autorité d'Homère est fréquente chez les moralistes ou les sophistes païens. C'est précisément en parodiant une longue tirade de l'Iliade que Dion 2 fait honte à ses auditeurs de leur |50 mauvaise tenue à l'hippodrome. Mais je n'ai pas connaissance qu'aucun Grec ou aucun Latin ait jamais exprimé cette idée précise, qu'on peut réussir à tromper par une lecture de l'Odyssée ces besoins de notre imagination qui ont donné naissance à l'art dramatique 3. Il semble que l'époque où elle a pu venir le plus naturellement à l'esprit d'un païen soit bien celle où Homère était devenu, par une nécessité de la polémique anti-chrétienne, une véritable Bible hellénique. Aussi n'y-a-t-il rien d'improbable à ce qu'elle ait été suggérée à Julien par le souvenir du De Spectaculis. Je dis à Julien, et non pas à Mardonios ; car je crois que, malgré l'origine qu'il lui attribue, notre page du Misopogon appartient bien en propre à Julien; cela est évident si l'on en considère non seulement le fond, mais aussi la forme. Je ne veux nullement mettre en doute que l'eunuque ait donné à son élève des conseils analogues à ceux que celui-ci lui prête. Mais lorsque, après 25 ans, Julien composait le Misopogon, il ne pouvait plus reproduire textuellement les paroles qu'il avait entendues de son maître quand il n'était encore qu'un enfant, e1ti paida&rion, quelque influence d'ailleurs qu'elles eussent exercée sur lui. Quand on lit parallèlement les deux morceaux, on ne peut se défendre contre l'impression que le développement de Julien représente une transposition très ingénieuse -- et quelque peu condensée -- des deux pages finales du De Spectaculis. La ressemblance est frappante, surtout dans le mouvement d'introduction: i9ppodromi/aj e0piqumeij; -- Vispugilatus et luctatus? -- et ce mouvement donne l'allure aux deux morceaux. Quelques différences qu'ils offrent ensuite, bien que, par un effet inévitable de l'adaptation, la couleur apocalyptique qui caractérise celui de Tertullien, dans la description du Jugement dernier, ait disparu, et que le ton |51 soit devenu chez Julien plus serein, puisqu'il est le ton homérique, il semble bien que ce soient ces pages d'une virtuosité magistrale qui aient chanté, avec leur rythme, dans la mémoire de Julien.
Si cette hypothèse n'est pas trop hardie, elle aurait donc un premier intérêt; elle nous montrerait, dans le domaine de l'imitation littéraire, un curieux résultat de cette tendance qui a si souvent poussé Julien à prendre modèle sur les chrétiens, dans l'intention même de les combattre. Je me garde d'attribuer au christianisme seul le mérite d'une austérité qui était naturelle au dernier des empereurs païens, et qu'il pouvait d'ailleurs apprendre aussi bien à l'école des Stoïciens et des Cyniques qu'à celle des chrétiens; mais il n'est pas douteux que, s'il s'est montré si décidément hostile aux spectacles de tout genre, ce fut, au moins en partie, parce que, comme lorsqu'il s'est efforcé de constituer un clergé païen, il prétendait faire bien entendre à tous que le paganisme ne consentait à céder à la religion rivale aucune supériorité morale, pas plus qu'aucune supériorité religieuse. Si telle a bien été sa prétention, comment être surpris en retrouvant, dans son Misopogon, à côté de tant d'échos de la philosophie classique, au moins une fois, un écho chrétien?
Mais comment Julien avait-il connu Tertullien? Je vais ici au devant d'une objection qui ne serait pas sans force, si l'on n'y trouvait une réponse, et une réponse qui donnera, je crois, au texte que j' étudie une seconde espèce d'intérêt. Il est certain que la culture littéraire de Julien était toute grecque. Sans qu'il soit raisonnable d'admettre qu'il ait ignoré la littérature latine classique, il n'était sans doute pas très familier avec elle, et Virgile n'apparaît jamais dans ses œuvres, à côté d'Homère. S'il connaissait médiocrement la littérature romaine proprement dite, comment admettre qu'il ait connu la littérature latine chrétienne? -- Soit; mais on atout lieu de croire au contraire qu'il connaissait assez bien la littérature chrétienne grecque. Toute sa première éducation, aussi bien pendant son enfance, |52 à Nicomédie et à Constantinople, qu'un peu plus tard, en Cappadoce, dans la solitude de Macellum, avait été chrétienne autant que classique. Ses livres contre les chrétiens montrent clairement qu'il avait lu de près l'Ancien et le Nouveau Testament. Une de ses lettres, la neuvième de l'édition Hertlein, nous apprend qu'il s'était fait prêter par Georges, le futur évêque d'Alexandrie, de nombreux écrits-chrétiens. Grégoire de Nazianze 4 et Sozomène 5 confirment que son instruction chrétienne fut poussée très loin. Le traité sur les Spectacles est, parmi les ouvrages de Tertullien, un de ceux que l'auteur lui-même avait rédigés sous deux formes, en grec et en latin 6. On imagine aisément que dans la rédaction grecque la phrase que je citais tout à l'heure comme typique ait été rendue à peu près ainsi: pa&lhj kai\ pugmh_j e0piqomeij; ce qui rendrait la ressemblance plus frappante encore. Or nous avons peu de témoignages sur la fortune qu'ont pu avoir au IIIe et au IVe siècles les écrits grecs de Tertullien. Si, en Occident, l'influence du grand Africain n'a jamais cessé d' être très étendue et très profonde, l'Orient ne paraît l'avoir ressentie que faiblement. Eusebe seul fait, on le sait, un usage assez fréquent de la rédaction grecque de l'Apologétique; mais l'érudition d'Eusèbe est exceptionnelle. Quelques tirades sur le théâtre, dans les homélies de St-Jean Chrysostome 7 ne sont pas sans analogie avec le morceau de Julien, mais il serait très imprudent d'affirmer qu'elles dérivent -- si ce n'est peut-être indirectement -- de celui de Tertullien. Si Julien |53 a lu le traité des Spectacles, -- et sans que ma conjecture puisse être regardée comme certaine, je crois qu'elle a un très haut degré de probabilité -- c'est sûrement la rédaction grecque qu'il a dû lire, plutôt que le texte latin. L'imitation qu'il en a faite, en même temps qu'elle nous permet de constater, par un exemple nouveau et curieux, quelle obsession exerçait sur son esprit la pensée de rivaliser avec le christianisme, et qu'elle contribue à nous révéler combien sa connaissance de l'ancienne littérature chrétienne était étendue 8, peut encore nous faire constater que l'œuvre de Tertullien n'a pas été peut-être aussi généralement ignorée du monde grec qu'on est tenté de le croire, et que certains de ses écrits -- ceux qu'il avait pris la précaution de rédiger en langue grecque -- ont trouvé en Orient, au IVe siècle, au moins deux lecteurs.
A. PUECH.
[Footnotes have been moved to the end and renumbered]
3. (1) Je n'en connais pas d'exemple, mais je ne prétends pas nier que Tertullien et Julien puissent avoir une source commune. Si quelqu'un la retrouve, je lui en serai très reconnaissant. En ce cas même, ma thèse n'en serait pas condamnée ipso facto; il resterait possible que Julien eût connu Tertullien, et, à mon sens, cela resterait vraisemblable.
5. (2) H. E. v, 2. -- On a signalé, de divers côtés, avec vraisemblance, d'autres échos chrétiens dans l'œuvre de Julien. Ainsi Oratio vii, p. 233 A, nh~fe kai\ grhgo&rei (cfr. 1a Pétri, 5, 8; I Thessal, 5, 6). Le rapprochement est de Brambs, Studien zu den Werken Julians, 1ster Theil. Programme du gymnase d'Eichstaedt, 1897). -- Norden (Kunstprosa, p. 846) a cherché aussi, dans certains morceaux des discours sur le Roi-soleil et sur la Mère des Dieux, la trace d'une influence chrétienne.
6. (3) Sur les écrits grecs de Tertullien, cfr. HARNACK, Geschichte der altchristlichen.Litteratur., I2, p. 667 et 699.
7. (4) Par exemple la péroraison de l'homélie in Matth, 37.
8. (1) Sur l'abondance de ses lectures, cfr. Misopogon, p. 317: kai\ tau~ta tw~n h(likiwtw~n tw~n e0mw~n, w(j e0mauto_n pei/qw, bibli/a a)neli/caj oudeno_j a)riqmo_n e0la&ttw.
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