Traduit par Liette RÉAU, Connaissance des Pères de l'Église 71 (1998),
pp.17-21.
AD MARTYRAS
AUX PROCLAMATEURS DE LA FOI
1. Vous qui avez été appelés, bien-aimés, à proclamer hautement la foi, consentez à accepter de ma part, au milieu des nourritures terrestres issues, et des seins maternels de Dame Église, et des biens personnels de chacun des frères de la communauté, quelques modestes vivres propres, eux, à nourrir votre âme. En effet, il n'est pas bon que la chair soit engraissée alors que l'âme demeure affamée. Il est préférable, en revanche, si l'on soigne ce qui est faible, de s'occuper de ce qui est plus faible encore. Évidemment, je suis bien présomptueux de m'adresser à vous. Mais vous savez qu'en plus des maîtres et des entraîneurs, des incompétents et des moins que rien disent de loin aux gladiateurs chevronnés ce qu'ils doivent faire et il arrive souvent que ce que crie le peuple leur soit utile.
Tout d'abord, bien-aimés, gardez-vous de contrister l'Esprit Saint entré avec vous en prison, car, s'il ne vous y avait accompagné, vous ne pourriez y être aujourd'hui: faites donc en sorte qu'il ne vous quitte pas et qu'ainsi il vous conduise au Seigneur. Vous savez que la prison est la demeure du diable où il assemble les siens : c'est pour cette raison que vous êtes incarcérés, pour que, jusque dans sa propre demeure, vous le réduisiez à néant, lui que vous aviez écrasé déjà au dehors, en le combattant. Qu'il ne se dise donc pas: «Les voilà chez moi; je vais les tenter par de basses animosités, par des défaillances ou des divisions intestines. » Qu'il fuie à votre vue et disparaisse dans son trou, recroquevillé et paralysé comme un serpent hypnotisé ou enfumé. Que dans son propre royaume, il n'ait pas cette chance de vous mettre aux prises, mais qu'au contraire il vous trouve protégés et armés de la concorde régnant entre vous : cette paix est sa guerre personnelle. Or, certains, qui n'ont pas cette paix dans l'Église, ont pris l'habitude de l'implorer en prison auprès des proclamateurs. Il vous faut donc, pour pouvoir le cas échéant l'accorder aux autres, avoir cette paix en vous, l'entretenir et la protéger.
2. De même que vos parents, un certain nombre de sujétions de l'esprit se sont arrêtées au seuil de la prison. Mais, depuis votre incarcération, n'êtes-vous pas séparés du monde ou pour mieux dire du siècle et de ses réalités ? Que cet éloignement du monde ne vous désole pas ; le monde est une geôle ; se le rappeler, c'est savoir qu'être entrés en prison, c'est en réalité en être sortis : le monde renferme de bien plus grandes ténèbres, qui, elles, aveuglent les cœurs ; le monde façonne de bien plus lourdes chaînes, qui étranglent la vie de l'homme ; le monde exhale de bien plus exécrables immondices, à savoir les passions libidineuses des hommes. Pour résumer, le monde enferme de nombreux coupables, si ce n'est la totalité du genre humain, car celui-ci est sous le coup non pas des jugements du proconsul, mais de ceux de Dieu. Il vous faut donc, bien-aimés, vous considérer pour ainsi dire comme transférés d'une véritable prison dans un lieu de garde à vue. Dans les ténèbres, vous êtes la lumière. Ligotés, vous êtes libérés pour Dieu. Dans ce lieu, qui exhale le lugubre, vous êtes un parfum de suavité ; là où on attend le juge, vous êtes destinés à juger les juges. Que celui qui, en prison, soupire après les avantages du siècle, soit dans l'affliction, car le chrétien a renoncé au siècle même hors de prison et bien plus encore à la prison en prison. Qu'importé où vous soyez dans le siècle, puisque vous êtes hors du siècle. Vous dites que vous avez perdu certaines satisfactions de la vie,mais «la bonne affaire c'est de perdre quelque chose pour gagner plus».
Je n'ai pas encore parlé de la récompense à laquelle Dieu invite les pro-clamateurs de la foi. Pour l'instant, bornons-nous à comparer la vie en prison et celle dans le siècle pour savoir si l'âme n'acquiert pas plus que la chair ne perd. En réalité, la chair, grâce aux soins de l'Église et à la charité des frères, ne laisse pas échapper son dû, mais l'âme surtout tire parti de ce qui est toujours utile à la foi: ne plus voir les dieux d'autrui, ne plus se heurter à leurs représentations, ne plus partager, en s'y trouvant mêlé, les fêtes des païens, ne plus être importuné par d'infâmes odeurs de viandes grillées sacrificielles, ne plus être outragé par les clameurs venues des gradins, la cruauté, la frénésie ou l'impudicité des spectateurs; tes yeux ne tombent plus sur des lieux de plaisirs licencieux et tu es à présent libéré des scandales, des tentations, des mauvais souvenirs et désormais de toute mise à l'épreuve. C'est pourquoi la prison joue le même rôle pour les chrétiens que le désert pour les prophètes. Le Seigneur lui-même se retirait fréquemment à l'écart pour prier plus librement et s'éloigner du siècle ; il a montré sa gloire aux disciples dans un lieu solitaire. Supprimons donc le nom de prison et employons celui de retraite. Et le corps a beau être enfermé et la chair enchaînée, tout reste ouvert à l'âme: elle peut vagabonder et sillonner l'espace, tout au long, non d'allées ombragées ou de vastes portiques, mais de cette voie qui conduit à Dieu. Chaque fois que tu l'auras parcourue avec ton âme, tu ne seras plus en prison: la jambe, lorsque la pensée est aux cieux, ne se sent plus enchaînée, car la pensée emporte l'homme tout entier et le transporte où elle veut. Ainsi, là où sera ton cœur, là sera ton trésor ; que notre cœur soit donc là où nous voulons avoir un trésor.
3. Certes que la prison même soit pénible pour les chrétiens, je le concède ! Mais nous sommes appelés sous les drapeaux du Dieu vivant, dès lors que nous répondons par les mots du serment. Aucun soldat ne part au combat sans renoncer aux agréments de la vie et ce n'est pas d'une chambre à coucher qu'il sort pour se rendre en première ligne mais de tentes de campagne exiguës où l'on éprouve vie à la dure, incommodités et importunités. Déjà en temps de paix, les troupes, à travers pénibilités et désagréments, apprennent à supporter par avance la guerre : elles partent en manœuvres avec leur barda, parcourent le champ de manœuvre, creusent la tranchée, et apprennent à compacter la torture. Le tout dans la sueur, pour que corps et esprit, le moment venu, ne s'effraient pas du passage de l'ombre au soleil, du temps ensoleillé au grand froid, de la tunique à la cuirasse, du silence aux cris, et du repos au brouhaha.
Par conséquent vous, bien-aimés, considérez tout ce qui est pénible comme un exercice propre à endurcir les vertus de l'esprit et du corps. Vous êtes prêts à affronter la bonne épreuve où sont engagés l'agonothète -- Dieu vivant, le xystarche -- Saint-Esprit, où sont en jeu la couronne éternelle de la substance angélique, la patrie dans les cieux et la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi votre épistate - Jésus Christ, qui vous a oint de l'Esprit et conduit dans cette arène, a voulu, avant le jour de l'épreuve, vous couper de la liberté pour vous entraîner plus intensément afin que les forces fussent fortifiées en vous ; en effet, vous le savez, les athlètes sont isolés pour s'entraîner plus rigoureusement, pour pouvoir se consacrer à construire leur résistance. Ils sont tenus éloignés de toute vie amollissante, des nourritures les plus délectables et des boissons les plus capiteuses ; on les contraint, on les met à la torture, on les épuise. Plus ils auront peiné lors des exercices d'entraînement, plus ils espéreront dans la victoire. Et eux le font, dit l'Apôtre, pour obtenir une couronne périssable. Nous, qui sommes appelés à en recevoir une éternelle, considérons donc la prison comme une palestre pour être conduits au stade judiciaire bien entraînés à toutes les difficultés : la rigueur augmente le courage, détruit à coup sûr par l'amollissement.
4. Mais nous savons par l'enseignement du Seigneur que la chair est faible, si l'âme est pleine d'ardeur. Ne nous abusons donc pas: le Seigneur a reconnu la débilité de la chair et, pour cette raison, il a proclamé devant tous l'impétuosité de l'âme, voulant montrer laquelle des deux devait être soumise à l'autre, à savoir que la chair le soit à l'âme, la plus faible à la plus forte, pour que, grâce à l'âme, la chair s'approprie la vaillance. Que l'âme s'entretienne donc avec la chair de leur salut commun et non plus des incommodités de la prison mais de la lutte sportive et du combat militaire à venir. La chair appréhendera peut-être le poids du glaive, la hauteur de la croix, la fureur des bêtes, le châtiment suprême des flammes et toute l'ingéniosité du bourreau dans le domaine des tortures. Mais que l'âme oppose alors et à elle-même et à la chair ce raisonnement : malgré la cruauté de ces tortures, celles-ci ont été accueillies par beaucoup sans broncher et, qui plus est, recherchées par désir de renommée et de gloire et non pas seulement par des hommes mais aussi par des femmes, pour que, vous aussi, bien-aimées, vous répondiez de votre sexe.
Il serait trop long de dénombrer un à un ceux qui, conduits par leur esprit, se sont suicidés par le glaive. Pour ce qui est des femmes, citons Lucrèce, qui, victime d'un viol, se poignarda sous le regard de ses proches, pour pourvoir à la célébrité de sa chasteté. Mucius, sur l'autel, réduisit en cendres sa main droite, afin que son renom conserve ce haut fait. Les philosophes n'en firent pas moins: Heraclite, enduit de bouse de vache, s'immola ; Empédocle se précipita dans les flammes de l'Etna ; Pérégrinus, il y a peu, se jeta volontairement dans le bûcher funèbre. Mais des femmes aussi, ont fait fi des flammes comme Didon pour ne pas être contrainte de convoler après avoir été mariée à un époux adoré; de même, la femme d'Asdrubal, dans Carthage embrasée, pour ne pas voir son mari implorant Scipion, s'élança avec ses enfants dans le brasier qui dévorait la cité. Régulus, général des armées romaines, capturé par les Carthaginois, refusa d'être échangé contre de nombreux prisonniers et préféra être restitué à ses ennemis pour être, dans une sorte de cage, enserré d'une multitude de clous fichés de l'extérieur qui le transpercèrent comme autant de supplices. Une femme eut recours de bon cœur aux bêtes et en tout cas à des aspics, serpents plus repoussants que le taureau ou l'ours : Cléopâtre se livra à eux pour ne pas tomber aux mains de l'ennemi.
«Mais la crainte de la mort n'est pas aussi grande que celle des supplices. » Ainsi que concéda au bourreau la courtisane d'Athènes ? Torturée par le tyran, parce que complice de conjurés, non seulement elle ne trahit pas ces derniers, mais elle cracha, finalement, sa langue rongée à la face du despote pour qu'il soit persuadé de l'inanité de ses tortures même si elles persistaient. Il est bien connu aussi que, de nos jours, la plus grande fête annuelle des Lacédémoniens est la diamastigosis, c'est-à-dire une flagellation. Lors de ce rite, devant l'autel, des jeunes gens de bonne famille sont fouettés en présence de leurs parents et de leurs proches qui les exhortent à persévérer. En effet distinction et renommée sont attachées à un plus grand titre d'honneur, si, sous les coups, la vie abandonne la partie plutôt que le corps. Si la perspective d'un tant soit peu de renommée terrestre permet d'extraire une telle force du corps et du souffle parce qu'elle tient pour négligeable, au regard de la récompense de la louange humaine, le glaive, le feu, la croix, les bêtes et les tortures, je puis affirmer: vos souffrances sont infimes au vu de la gloire céleste et de la récompense divine. Si la verroterie a autant de prix, combien vaut la perle véritable ? Qui donc ne débourserait pas volontiers autant pour la vérité que d'autres pour la pacotille ?
5. Je laisse maintenant de côté le motif de la gloire : pour certains, non seulement une prédilection, mais aussi une sorte de maladie de l'âme a tenu pour rien la cruauté et la souffrance de tous ces fameux concours. Combien d'oisifs s'orientent vers le métier de gladiateur par goût des armes? Sans doute en viennent-ils aux bêtes par attirance et se considèrent-ils comme plus beaux, couverts de morsures et de cicatrices. Par ailleurs, tandis que certains se sont voués aux flammes au point de parcourir une certaine distance dans une tunique en feu, d'autres ont fait passer leurs épaules très endurantes entre les lanières de cuir des chasseurs de l'amphithéâtre. Or ce n'est pas sans raison que le Seigneur a permis que tout cela existe dans le siècle, mais bien pour nous encourager dès aujourd'hui et nous couvrir de confusion au jour du jugement, si nous craignons de souffrir pour la vérité, avec le salut en perspective, ce que d'autres ont recherché par vanité, pour leur perdition.
6. Mais laissons de côté ces exemples d'endurance dus à un penchant et tournons-nous vers l'examen de la condition humaine : les événements qui surviennent à notre encontre nous instruisent aussi, s'ils sont appelés à être affrontés avec courage. On ne compte pas le nombre de fois où des hommes ont péri dans des incendies, ont été dévorés par des bêtes, que ce soit dans des forêts ou en pleine ville, quand elles s'étaient échappées de leurs cages. Combien ont été trouvés morts sous la lame des voleurs, sur la croix des ennemis, après avoir été d'abord torturés et abreuvés de toutes sortes d'outrages. Il n'y a véritablement personne qui ne peut souffrir pour la cause d'un homme ce qu'il répugne à souffrir pour celle de Dieu. C'est pourquoi espérons que les événements actuels seront pour nous une leçon; un grand nombre de personnalités de haut rang doivent leur fin, sans rapport avec leur origine sociale, leur statut, leur santé ou leur âge, au fait qu'ils ont pris fait et cause pour un homme : une mort de la main de celui-ci, s'ils s'étaient retournés contre lui, ou de la main de ses adversaires, s'ils lui étaient restés fidèles.
Traduction de Liette RÉAU
© Éditions Nouvelle Cité 1998. Reproduced by permission of the publisher.
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