TERTULLIEN.
LIVRE PREMIER.
I. Nous avons déjà combattu autrefois les dogmes de Marcion; ce sectaire ne l'ignore pas. Voici une nouvelle attaque qui naît de l'ancienne. J'avais refondu dans un travail plus complet cet opuscule lui-même, parce que je l'avais d'abord écrit à la hâte. J'ai perdu ce second traité par l'infidélité d'un chrétien, notre frère alors, apostat depuis, qui, après avoir dérobé mon manuscrit avant qu'il fût en état, le répandit dans le public, tout chargé encore des fautes qu'il y avait laissées. Des corrections étaient devenues nécessaires. J'ai pris occasion de ces changements pour y faire quelques additions. Ainsi, cet ouvrage remanié à diverses reprises, le troisième aujourd'hui et désormais l'unique, anéantit les publications précédentes. J'ai dû en avertir à la tête de cet opuscule, pour que l'on ne soit pas surpris de rencontrer çà et là quelques différences.
La mer qui s'appelle Pont-Euxin (c'est-à-dire la mer hospitalière), a reçu par une ironie de mot un surnom que dément sa nature. Ne croyez pas que sa position géographique la rende plus favorable aux navigateurs. Elle s'est éloignée |2 de nos plages civilisées comme si elle avait honte de sa barbarie. Les peuples les plus féroces l'habitent, si toutefois c'est l'habiter que d'y vivre errants dans des chars. Point de demeure fixe! Des habitudes brutales, la promiscuité des femmes, des voluptés grossières et sans voile. Leur arrive-t-il de cacher leurs plaisirs dans la solitude? le carquois dénonciateur est suspendu au joug pour écarter d'indiscrets témoins. Ils ne rougissent pas de ces armes accusatrices. Ils égorgent leurs pères pour se nourrir de leur chair qu'ils mêlent à celle des animaux. Malheur à qui termine ses jours par une mort naturelle, sans emporter l'espoir d'être dévoré par les siens! la malédiction pèse sur son trépas. Là les femmes sont étrangères à tous les sentiments de pudeur propre à leur sexe. Les mères refusent leurs mamelles à leurs enfants. Au lieu d'une quenouille, la hache; au lieu du mariage, les rudes exercices de la guerre. Le ciel lui-même est de fer dans ces régions sauvages. Jamais de jour lumineux; un soleil tardif et ne se montrant qu'à regret; pour atmosphère de sombres vapeurs; pour toute saison, l'hiver; tout vent est pour eux aquilon. Les liquides ne recommencent à couler qu'à l'aide de la flamme; le cours des fleuves est enchaîné par les glaces; les montagnes grandissent sons les neiges qui s'y amoncellent. Partout la torpeur, l'engourdissement, la mort. En ces lieux il n'y a d'ardent que les passions féroces. Aussi la scène tragique a-t-elle emprunté à ces lieux sinistres foutes ses tragédies, les sacrifices de la Tauride, les amours de Colchos, les tortures du Caucase. Mais parmi les monstrueux enfantements de celle terre, la production la plus monstrueuse, c'est Marcion. Marcion! plus farouche que le Scythe, plus inconstant que l'Hamaxobien, plus sauvage que le Massagète, plus audacieux que l'amazone, plus ténébreux que l'ouragan, plus froid que l'hiver, plus fragile que la glace, plus fallacieux que l'Ister, plus abrupte que le Caucase. Faut-il s'en étonner? Le sectaire poursuit de ses blasphèmes le vrai Prométhée, le Dieu |3 tout-puissant. Oui, Marcion, tu es plus odieux que les stupides enfants de cette barbarie. En effet, montrez-moi un castor aussi habile à mutiler sa chair que l'impie destructeur du mariage. Quel rat du Pont est armé de dents aussi incisives que le téméraire qui ronge l'Évangile? Contrée malheureuse, ton sein a vomi une bête plus chère aux philosophes qu'aux disciples du Christ. Le cynique Diogène, sa lanterne à la main, cherchait autrefois un homme en plein midi. Aujourd'hui Marcion, après avoir éteint le flambeau de sa foi, a perdu le Dieu qu'il avait trouvé. Que nos dogmes aient été les siens, ses disciples ne le nieront pas; ses lettres d'ailleurs sont là pour l'attester. En faut-il davantage pour le proclamer hérétique, puisque, déserteur de ses croyances passées, il a embrassé des opinions qu'il ne professait pas d'abord? En effet, plus la foi première était véritable, plus l'hérésie est flagrante dans les maximes qu'on lui substitue. Mais cet argument nous l'emploierons ailleurs contre l'hérésie; car il est facile de la convaincre sans même entrer dans l'examen de sa doctrine, en se contentant de lui opposer la prescription de la nouveauté. Aujourd'hui toutefois, nous voulons descendre dans l'arène. Ecartant d'abord l'arme trop expéditive de la prescription qui, invoquée partout, annoncerait de la défiance de notre part, nous commencerons par exposer les principes de notre antagoniste, afin que l'on sache sur quel terrain va s'engager la lutte.
II. Brisant son navire contre le double écueil du Bosphore, le pilote du Pont imagine deux dieux, un Dieu qu'il n'a pu nier, c'est-à-dire le Dieu créateur, le Dieu des chrétiens, et un autre dont il ne démontrera jamais l'existence, le dieu de Marcion. Déplorable invention de l'orgueil! L'Evangile parle d'un arbre bon et d'un arbre mauvais: «Un arbre bon, est-il dit, ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais en produire de bons.» L'oracle divin applique aux hommes et non à des dieux opposés, cette |4 comparaison qui signifie simplement que d'une ame fidèle, et d'une foi pure, ne peuvent sortir des œuvres mauvaises, pas plus que des œuvres bonnes d'une foi ou d'une ame dépravée. Que fait Marcion? impuissant comme la plupart des hommes, et surtout comme les sectaires, à résoudre ce problème: D'où vient le mal? les yeux affaiblis par les efforts même d'une curiosité orgueilleuse, et arrêté dès le premier pas devant cette parole du Créateur: «Je suis celui qui envoie les maux;» le voilà qui se confirme dans ses fatales croyances, se laisse persuader par des arguments qui ne manquent jamais de persuader les arides les plus perverses, et applique audacieusement au Dieu créateur cette comparaison évangélique d'un arbre produisant de mauvais fruits, c'est-à-dire le mal. Mais quel autre dieu répondra à l'autre terme de la similitude? Il imagine je ne sais quelle autre substance, d'une bonté sans mélange, opposée aux dispositions du créateur, divinité nouvelle et étrangère, qui s'est révélée récemment dans son christ. C'est ainsi qu'il corrompt la masse de la foi par le mauvais levain de l'hérésie. Un nommé Cerdon, père de ce scandale, le revêtit de sa première forme. Les aveugles! ils s'imaginèrent qu'il leur était plus facile d'entrevoir deux divinités, eux qui n'avaient pu en contempler une seule dans sa plénitude! on sait qu'un flambeau unique se peint double à des yeux malades. Ainsi, l'un de ces dieux que le sectaire était contraint d'avouer, il l'anéantit en lui attribuant tout le mal. A l'autre qu'il élève péniblement sur un vain échafaudage, il confie le gouvernement du bien. Sur quel ressort a-t-il établi ces deux natures1 rivales? Notre réfutation l'apprendra.
III. Le fond de la dispute, la dispute tout entière est une question de nombre. «Est-il permis d'introduire deux divinités?» Nous connaissions déjà les libertés de la poésie, les libertés de la peinture. Nous en avons de nouvelles, les libertés de l'hérésie. Mais la vérité chrétienne a prononcé en termes clairs: «Si Dieu n'est pas un, Dieu |5 n'est pas.» Il y aurait un moindre blasphème à nier son existence qu'à défigurer sa nature. Voulez-vous avoir la certitude invincible de son unité? Cherchez quel il est, et vous trouverez qu'il ne peut être autrement. Tout ce que l'intelligence humaine peut saisir de l'essence divine je le réduis à ces termes simples, expression universelle de la conscience de tous: Dieu est l'être souverainement grand, nécessairement éternel, incréé, sans principe, sans commencement, sans fin. Telle est la nature de l'éternité, qu'elle constitue le Dieu souverainement grand. Ce que je dis de son éternité, ne convient pas moins à ses autres attributs, l'idée de Dieu emportant avec elle là perfection la plus absolue dans l'essence, dans la compréhension, dans la force, dans la puissance. L'esprit humain adhère partout à ces principes; car nul ne peut refuser à Dieu la suprême grandeur sans l'abaisser par là même au-dessous d'un rival, de sorte que retrancher quelque chose à Dieu, c'est le nier., Cela établi, examinons quelle sera la loi constitutive de l'être souverain. Sa loi? C'est que tout s'incline devant lui, c'est qu'il n'y ait à côté de sa grandeur aucune grandeur voisine. Placez en face de lui un second être doué des mêmes attributs, vous lui donnez un égal; dès que vous lui créez un égal, vous anéantissez la loi de son être qui exclut toute concurrence avec cette majesté souveraine. L'être souverainement grand doit par conséquent demeurer unique et sans rival, sous peine de s'abdiquer lui-même. Il n'a d'autre mode d'existence que le principe inviolable de son être, l'unité absolue. Puisque Dieu est l'être souverainement grand, la vérité chrétienne l'a donc bien défini, quand elle a rendu cet oracle: «Si Dieu n'est pas un, Dieu n'est pas.» Qu'est-ce à dire? serait-ce que nous doutions de l'existence de Dieu? non sans doute; mais, dans notre ferme confiance qu'il est l'être souverainement grand, nous nous écrions: «A moins d'être un, Dieu n'existe pas.» Dieu sera donc unique. Point de |6 dieu, s'il n'est l'être par excellence; point d'être par excellence, s'il n'exclut tout rival; point d'être sans rival, s'il n'est unique. Tourmentez-vous tant qu'il vous plaira dans vos laborieuses conceptions. Pour étayer la majesté débile de votre dieu, il lui faudra comme attribut nécessaire et essentiel l'éternité avec la souveraine grandeur. Or, je vous le demande, le moyen que deux êtres souverainement grands subsistent à la fois, quand l'essence de l'être souverainement grand n'admet point d'égal, et qu'à Dieu seul appartient cette sublime prérogative!
IV. Vous vous trompez, s'écrie-t-on! Deux êtres souverainement grands peuvent subsister à la fois, mais distincts et confinés chacun dans ses limites. Puis, avec la puérile persuasion que les choses divines se comportent comme les choses humaines, on allègue les royautés de la terre, royautés nombreuses et pourtant souveraines dans les contrées où elles s'exercent. Prêtons-nous à un pareil raisonnement. Qui empêche dès-lors de faire intervenir, je ne dis pas un troisième ou un quatrième dieu, mais autant de dieux que la terre compte de rois? Ne l'oublions pas! il s'agit ici de Dieu, dont l'attribut essentiel est de repousser toute comparaison. A défaut d'un Isaïe proclamant cette vérité, ou de Dieu lui-même s'écriant parla bouche de son prophète: «A qui me comparerez-vous?» la nature elle-même le crie assez haut. Peut-être qu'à toute force on pourrait trouver quelques points de ressemblance entre les choses humaines et les choses divines, il n'en va pas de même de Dieu. Autre est Dieu, autre ce qui vient de lui. Mais vous qui. descendez sur la terre pour lui emprunter vos exemples, prenez garde, l'appui va vous manquer. En effet, ce monarque terrestre, si élevé que je le suppose sur son trône, n'est grand toutefois que jusqu'à ce Dieu devant lequel il s'abaisse. Comparée à la majesté éternelle, la majesté du temps croule et s'anéantit. Pourquoi donc des rapprochements aussitôt évanouis que conçus? |7
II y a plus. Si parmi ces majestés précaires, il ne peut se rencontrera la fois plusieurs puissances souverainement grandes, et qu'il doive en surgir une suréminente, solitaire, sans doute qu'au ciel il y aura exception pour ce Roi des rois, couronnement de toute élévation, grandeur sans seconde, source inépuisable d'activité et de puissance qu'il communique à des degrés divers. Prodigieuse démence! comparez un à un ces monarques subalternes, chefs indépendants dans leur empire, et placés au-dessus de rois inférieurs qui relèvent de leur volonté; opposez la richesse à la richesse, la population à la population, l'étendue à l'étendue; force vous sera, après cet examen, d'en couronner un seul, et de précipiter tour à tour du rang suprême ces pouvoirs confrontés l'un à l'autre: tant il est vrai que considérée isolément et dans chaque individu, la suprême grandeur peut bien apparaître multiple, mais qu'en vertu de sa nature, de ses facultés et des lois qui la régissent, elle est unique. De même si vous placez en regard l'un de l'autre deux dieux, comme deux monarques égaux, comme deux êtres souverainement grands, il résultera invinciblement de votre confrontation logique que la majesté souveraine ira se confondre dans un seul être, et que l'un des deux, grand, si vous le voulez, sans toutefois posséder la souveraine grandeur, cédera la prééminence à son rival. Qu'arrive-t-il alors? Le concurrent une fois annulé, il se fait autour du vainqueur une solitude immense. Il domine sans égal, il règne dans sa sublime unité. Vous ne vous arracherez jamais à cet enlacement inextricable: Ou il vous faut nier que Dieu soit l'être souverainement grand; blasphème qui ne sortira jamais de la bouche du sage; ou il vous faut reconnaître que Dieu est incommunicable.
V. Deux êtres souverainement grands! La sagesse a-t-elle jamais imaginé un pareil système? Si vous admettez deux êtres souverains, je vous demanderai d'abord, pourquoi pas plusieurs? La substance divine ne paraîtrait-elle pas |8 plus féconde si elle s'étendait à un plus grand nombre? Il a été bien plus conséquent et plus magnifique ce Valentin, qui, du moment qu'il eut osé concevoir deux dieux, Bythos et Sigé, engendra jusqu'à trente Eons et répandit dans le monde un essaim de divinités, portée non moins merveilleuse que celle de la laie de Lavinium. La raison qui répugne à plusieurs êtres souverainement grands répugne à deux au même titre qu'à plusieurs. Après l'unité, le nombre. Mais que mon intelligence accepte deux dieux, il lui faudra bientôt en accepter davantage. Après deux la multitude, une fois qu'on est sorti de l'unité.
Enfin, la foi du chrétien exclut, par les termes même, la pluralité des dieux. Sans s'arrêter à la dualité, elle établit l'unité de Dieu sur cette base inébranlable: Dieu est de foute nécessité ce qui n'a pas d'égal, en sa qualité d'être souverainement grand; Dieu est de toute nécessité l'être unique, en sa qualité d'être sans égal.
Toutefois, admettons cet absurde système! Pourquoi deux divinités égales, souveraines, identiques? Où est l'avantage de la dualité, quand ces deux êtres semblables ne diffèrent pas de l'unité? car une chose, la même dans deux substances pareilles, demeure toujours une. Supposez même une infinité d'êtres pareils; ils n'en seront pas moins une seule et même chose, puisqu'en vertu de leur égalité, aucune différence ne les distingue. Or, si l'un ne diffère en rien de l'autre, et comment différeraient-ils, puisqu'ils sont tous deux souverainement grands, possédant chacun la divinité? si l'un n'a pas la prééminence sur l'autre, je cherche vainement dans cette égalité de pouvoir la raison de leur double existence. Il faut au nombre une raison décisive, souveraine, ne serait-ce que pour indiquer à l'homme incertain auquel des deux pouvoirs il doit porter ses hommages. En effet, me voici en face de deux divinités semblables, identiques, souveraines; que faire? les adorer toutes deux? mais ces hommages surabondants vont passer pour une ridicule superstition bien plus que pour un culte |9 religieux, attendu que ces dieux pareils, doubles dans leur individualité, je puis me les rendre propices en ne m'adressant qu'à l'un d'eux. Mon adoration devient un témoignage de leur ressemblance et de leur unité; j'adore l'un dans l'autre: ce double principe se confond pour moi dans un seul. Adresserai-je mes supplications à un seul? autre anxiété. En honorant l'un de préférence à l'autre sans tenir compte du dieu superflu, je paraîtrais chercher à couvrir l'inutilité du nombre. Qu'est-ce à dire? pour sortir d'embarras, je trouverai plus sûr de les supprimer l'un et l'autre que d'honorer l'un des deux avec remords, ou tous les deux sans profit.
VI. Jusqu'ici nous avons raisonné dans l'hypothèse que Marcion établissait deux divinités égales. Car tel est le terrain sur lequel nous nous sommes placé, lorsque vengeur de l'unité divine, nous écartions toute ressemblance, toute parité avec l'être souverainement grand. En démontrant que deux dieux ne peuvent être égaux, en vertu même de l'idée qui s'attache à l'être souverainement grand, nous avons prouvé suffisamment qu'il n'en peut exister deux; mais telle n'est pas la doctrine du sectaire, il crée deux dieux dissemblables, l'un juge sévère, cruel, ami des combats; l'autre doux, ami de la paix, bon et excellent.
Examinons également la question sous un autre point de vue. La disparité peut-elle supposer deux dieux si la parité les exclut? Ici encore, nous invoquerons pour appui la même règle que nous adoptions pour l'être souverainement grand. La divinité repose sur ce fondement inébranlable. En effet, resserrant Marcion dans le cercle qu'il a tracé, et nous armant de ses aveux, il n'a pas plus tôt accordé au créateur la divinité, que nous sommes autorisé à lui répondre: Tes oppositions et ta diversité sont, une chimère. Point de différence entre deux êtres que tu reconnais pour dieux à titre égal. Sans doute des hommes peuvent différer entre eux avec le même nom et la même |10 forme; il n'en va pas de même de Dieu. On ne peut ni l'appeler ni le croire Dieu s'il n'est pas l'être souverain. Or, puisque le sectaire est contraint de reconnaître la souveraine grandeur dans celui auquel il accorde la divinité, je ne puis admettre qu'il retranche quelque chose à la grandeur souveraine en la soumettant à une autre grandeur semblable. Pour Dieu se soumettre, c'est s'anéantir. Or, est-il d'un dieu d'anéantir sa majesté souveraine? La divinité peut-elle diminuer et déchoir dans le Dieu créateur? La suprême grandeur courra les mêmes risques dans le dieu prééminent de Marcion: il sera capable de s'abdiquer aussi bien que le nôtre. Pourquoi cela? c'est que deux dieux, ayant été une fois proclamés souverainement grands, il résulte de toute nécessité que l'un ne sera ni plus puissant, ni plus faible, ni plus éminent, ni plus abaissé que l'autre. A l'œuvre donc, Marcion, refuse la divinité à ton dieu cruel; refuse la suprême grandeur à celui que tu abaisses. En proclamant dieux et le nôtre et le lien, tu as proclamé deux êtres souverainement grands. Tu ne retrancheras rien à l'un, tu n'ajouteras rien à l'autre. En reconnaissant la divinité, tu as nié la diversité.
VII. Tu m'objecteras peut-être, pour ébranler ce raisonnement, que ce nom de dieu n'est qu'une qualification d'emprunt, autorisée par plusieurs passages des Ecritures. «Le Dieu des dieux s'est levé dans l'assemblée des dieux, dit le Psalmiste: il jugera les dieux publiquement. ----Et j'ai dit: Vous êtes des dieux.» Vous l'entendez! les anges et les hommes sont appelés des dieux sans être pour cela en possession de l'être par excellence. J'en dis autant de votre créateur.
Et moi, je réponds à l'insensé qui. l'oublie: L'argument se retourne avec le même avantage contre le dieu de Marcion. On l'appelle dieu, de même que l'on prête ce nom sublime aux êtres sortis des mains du Créateur; mais on ne prouve pas que le dieu nouveau soit l'être par |11 excellence. Si la communauté des noms est un préjugé en faveur du rang et de la condition, que de misérables esclaves déshonorent aujourd'hui les noms fameux de Darius, d'Alexandre, d'Holopherne! cependant ces noms tombés si bas, rabaissent-ils les princes qui les portaient jadis? il y a plus. Les stupides simulacres qu'adorent les nations ne sont pas des dieux pour la multitude? Mais pour devenir dieu, il ne suffit pas d'une vaine qualification. Le Créateur, au contraire, est Dieu, non pas seulement en vertu d'un nom, en vertu d'un mot contesté ou approuvé, mais en vertu de sa substance elle-même à laquelle cette désignation appartient. Quand cette substance m'apparaît sans commencement, sans principe, seule éternelle, seule créatrice de l'univers, je revendique la souveraineté par excellence, l'être infini, non point pour un nom, mais pour une réalité, non point pour une appellation variable, mais pour de vivants attributs. Vous, parce que la substance à laquelle j'accorde en toute propriété le nom de Dieu, a mérité seule ce titre, vous vous imaginez que je l'attache à un nom, attendu qu'il faut au langage humain un mot pour désigner cette substance infinie. C'est donc la substance qui fait le dieu, la substance qui constitue l'être souverainement grand. Marcion réclame-t-il la même prérogative pour son dieu? Est-il dieu en vertu de son essence, indépendamment de son nom? Eh bien! nous soutenons nous que cette grandeur souveraine attribuée à Dieu d'après la loi de sa nature et non d'après le hasard d'un nom, deviendra égale dans ces deux compétiteurs de la divinité, puisqu'ils possèdent la substance à laquelle nous attachons le nom de dieu. En effet, par là même qu'ils sont appelés dieux, c'est-à-dire des êtres souverainement grands, c'est-à-dire encore des substances incréées, puissantes et souveraines par conséquent, dès-lors, un être souverainement grand ne peut être ni inférieur à son rival, ni plus mauvais que lui. La souveraine grandeur réside-t-elle dans le dieu de Marcion avec une félicité, une force et une |12 perfection absolue? Ces sublimes attributs résideront au même titre dans le nôtre. Les cherche-t-on vainement dans le dieu que nous proclamons? Je somme le dieu de Marcion d'y renoncer également. Ainsi deux êtres que l'on gratifie de la souveraine grandeur ne sont pas égaux: le principe même sur lequel repose la souveraine grandeur exclut toute comparaison. Ils ne seront pas davantage inégaux. Une autre loi non moins inviolable veut que l'être souverainement grand ne puisse subir de diminution. Pilote maladroit, te voilà pris dans l'agitation des flots de ton Pont-Euxin. De toutes parts t'enveloppent les flots de la vérité; tu ne peux t'arrêter ni à des dieux égaux, ni à des dieux inégaux, parce que deux dieux n'existent pas.
Voilà ce qui réfute proprement la pluralité des dieux, quoique toute la discussion roule sur le double principe, nous l'avons resserrée dans des limites étroites où nous niions examiner isolément les propriétés de ces dieux.
VIII. C'est sur l'orgueil que les Marcionites élèvent cet édifice d'orgueil, puisqu'ils introduisent un dieu nouveau, comme si nous avions à rougir du Dieu ancien. Ce sont des enfants qui s'applaudissent d'une chanson nouvelle, mais dont les disciples du vieux pédagogue n'auront pas de peine à dissiper la vaine gloire. En effet, quand ils me montrent leur dieu, ce dieu nouveau pour l'ancien monde, nouveau pour tous les âges qui ont précédé, inconnu à tous les adorateurs de l'ancien Dieu, ce dieu, dis-je, qu'un faux Jésus-Christ également nouveau et inconnu de tous a seul révélé au monde après tant de siècles» et dont jamais nul autre que lui n'a parlé, je me hâte de rendre grâces à leur vanité qui me fournit des armes contre elle-même, en m'apportant la preuve irréfragable de leur hérésie, dans cette reconnaissance d'une Divinité entièrement nouvelle. Cette nouveauté est marquée au même coin que celle du paganisme avec sa légion de dieux pour lesquels il n'y avait ni assez de noms, ni assez d'emplois. Qu'est-ce qu'un dieu nouveau, sinon un faux dieu? Le |13 vieux Saturne lui-même ne peut se prévaloir de son ancienneté pour devenir Dieu, parce qu'un jour aussi la nouveauté le consacra une première fois dans le respect des mortels. Mais la divinité réelle, vivante, ne doit son origine ni à la nouveauté, ni à l'antiquité. La vérité qui lui appartient en propre, voilà son être. Il n'y a point de temps dans l'éternité. Tout ce qui est temps, c'est elle. Celui qui crée le temps, n'est point soumis à l'action du temps. Point d'âge en Dieu,' par la raison qu'il n'a pu naître. Vieux? il n'est pas Dieu. Nouveau? il n'a jamais été. La nouveauté suppose un commencement; l'ancienneté annonce une fin. Mais Dieu est aussi étranger à tout commencement et à toute fin, qu'il est à l'abri du temps, cet arbitre des choses humaines, qui mesure notre commencement et notre fin.
Je sens dans quel sens les Marcionites parlent d'un Dieu nouveau, il ne l'est selon eux que dans la manifestation.
Eh bien! c'est précisément cette manifestation d'hier par laquelle on scandalise des âmes sans expérience; c'est le charme naturel qui s'attache à la nouveauté que je viens combattre ici, et par suite discuter les titres de ce dieu inconnu. En effet proclamer sa récente consécration, n'est-ce pas démontrer qu'il était non avenu avant, cette époque? Aux armes donc! Descendons dans l'arène une seconde fois.
Persuadez-vous, si cela est possible, qu'un Dieu a pu rester inconnu. Je trouve, il est vrai, dans les textes saints que des autels furent prostitués à des dieux inconnus; mais c'est là une idolâtrie grecque; à des dieux incertains, mais c'est là une superstition romaine. Or des dieux incertains sont des dieux peu connus, puisqu'ils n'ont qu'une existence douteuse. Par conséquent ils sont inconnus, par leur équivoque même. Lequel de ces deux titres graverons-nous au front de la moderne idole? L'un et l'autre à mon sens: dieu de Marcion, incertain aujourd'hui, inconnu par le |14 passé. Le Créateur, Dieu connu et certain, a fait du vôtre un dieu inconnu et incertain.
Je pourrais vous dire: Si votre dieu est resté inconnu et mystérieusement caché, quelque région ténébreuse Fa donc couvert de ses ombres? Or cette région nouvelle, inconnue et incertaine comme votre idole, est une région immense néanmoins et plus vaste incontestablement que le Dieu enfermé dans ses abîmes.
Mais à quoi bon ces excursions lointaines? Je vous opposerai cette courte et lumineuse prescription: Votre Dieu n'a pu rester inconnu. Il a dû se manifester par sa grandeur; il a dû se manifester par sa bonté surtout, double fondement de sa prééminence sur le Créateur. Toutefois comme les preuves que nous sommes en droit d'exiger de tout dieu nouveau et inconnu par le passé, doivent se formuler d'après les précédents auxquels le Créateur a voulu s'assujettir lui-même, démontrons préalablement que celle requête est légitime. Notre argumentation n'en sera que plus solidement établie.
IX. Je vous le demanderai d'abord, vous qui proclamez un Dieu du Créateur, en reconnaissant que du côté de la manifestation la priorité lui est acquise, comment se fait-il que vous ne pesiez pas les prétentions nouvelles, au poids et à la balance où vous fut démontrée la divinité d'un autre? Tout antécédent fournil; sa règle au conséquent. Voilà deux dieux en présence: un dieu inconnu, un dieu déjà connu. Quant à ce dernier, l'enquête est inutile, son existence est depuis long-temps établie. Serait-il connu, s'il n'existait pas? La dispute se concentre donc sur l'inconnu. Il peut ne pas exister. S'il existait, il serait connu. Ce que l'ignorance cherche à pénétrer, demeure incertain aussi long-temps qu'elle doute. Aussi long-temps que demeure incertain ce qu'elle cherche, l'objet de ses investigations peut ne pas exister. Vous avez donc un dieu certain puisqu'il est connu, un dieu équivoque puisqu'il est inconnu. Dans cet état de cause, la justice veut que les êtres |15 incertains et douteux, appelés par-là même à prouver leur existence, la prouvent d'après les principes, la forme et les règles que l'on applique aux êtres dont l'existence est certaine. Jetez au milieu de ces obscurités des raisonnements sans consistance, qu'arrivera-t-il? On s'enlace dans des discussions inextricables; l'incertitude des preuves se communique à la foi que l'on essaie d'établir; puis viennent «ces questions interminables, que l'apôtre n'aime pas.»
Fort bien! me dira-t-on. Des règles certaines, indubitables, absolues, l'emportent dans l'esprit des sages sur des opinions flottantes, douteuses et pleines d'obscurités. Mais l'essence fondamentale étant différente, vous ne pouvez exiger que l'incertitude fasse ses preuves à la manière de la certitude.
Erreur grossière! admettre deux divinités, c'est donner à l'une et à l'autre l'essence divine. Ce qu'est un dieu, tous deux le sont également, sans principe, sans commencement, éternels. Voilà quelle est leur essence fondamentale.
Que nous importe que Marcion ait imaginé dans ses dieux des attributs qui se combattent? C'est là un point de moindre conséquence. Il y a plus. Je n'aurai pas besoin de le réfuter, si nous sommes d'accord sur l'essence fondamentale. Or, qu'ils soient dieux l'un et l'autre, le fait demeure établi. Eh bien! une fois que l'essence fondamentale est accordée, si on demande à des êtres incertains une preuve non équivoque, il faudra leur appliquer la règle des êtres certains, avec lesquels ils partagent l'essence fondamentale, afin qu'ils soient en communauté de preuves aussi bien que d'essence. Appuyé sur ce principe, j'établirai victorieusement que celui-là n'est pas dieu qui est encore incertain aujourd'hui, puisqu'un Dieu certain n'existe dans la conscience publique, qu'autant qu'il n'a jamais été ni incertain, ni inconnu.
X. Pourquoi cela? c'est qu'à l'origine des choses, le Dieu qui créa l'univers se révéla en même temps que son |16 œuvre, la création n'ayant eu d'autre but que la manifestation de la Divinité. Quoique Moïse, postérieur de peu d'années au berceau du monde, semble avoir le premier consacré le Dieu de l'univers dans le temple des saintes Lettres, ne vous imaginez point pour cela que la connaissance du vrai Dieu soit née avec le Pentateuque. En effet, les livres du législateur sacré ne sont que l'histoire de ce nom incommunicable, commençant dans le paradis avec Adam, loin qu'il faille dater sa promulgation de l'Egypte ou de Moïse. Voulez-vous une autre preuve? L'immense multitude du genre humain n'avait jamais entendu parler du prophète hébreu, encore moins de ses livres. Elle connut cependant le Dieu de Moïse. Au milieu des ombres d'un paganisme qui obscurcissait le règne de la vérité, les nations idolâtres distinguent l'Eternel de leurs vaines idoles et le nomment de son nom: «Le Dieu des dieux; si Dieu le permet; ce qui plaît à Dieu; je me recommande à Dieu.» Réponds! Est-ce le connaître que de proclamer sa toute-puissance? Les livres de Moïse n'y sont pour rien. L'ame a précédé la prophétie. La conscience de l'ame, depuis le commencement de l'homme, est un don de Dieu. Elle est la même, elle rend les mômes oracles dans l'Egypte, dans la Syrie, dans le Pont. Le Dieu des Juifs, c'est le Dieu que proclame la conscience universelle. Ne viens plus, barbare hérétique, placer Abraham avant le monde. Le Créateur n'eût-il été le Dieu que d'une seule famille, il serait encore venu avant ton Dieu, Marcion; il eût été connu des habitants du Pont avant le lien. Apprends d'un prédécesseur la manière de se prouver. L'incertain se prouve par le certain, l'inconnu par le connu. Jamais Dieu ne restera dans l'ombre. Jamais il ne manquera de témoignages. Toujours il se fera connaître, entendre, voir comme il voudra. Il a pour témoin et tout ce que nous sommes, et le monde où nous sommes. Dieu est prouvé Dieu et unique par là même qu'il est connu, tandis que l'autre travaille à se révéler. |17
XI. Vous avez raison, s'écrient les Marcionites. Qui donc est moins connu des siens que des étrangers? Personne.
Je prends acte de cette déclaration. Comment supposer que des créatures soient étrangères à Dieu, lorsque rien ne peut lui être étranger, s'il existe, puisque le caractère distinctif d'un dieu c'est que tout lui appartienne et se rapporte à lui? Quant au dieu improvisé, nous ne lui adresserons pas pour le moment cette question: «Qu'a-t-il de commun avec des étrangers?» Elle viendra en son lieu avec plus de développement. Qu'il nous suffise maintenant de prouver que l'être dont aucune œuvre ne révèle l'existence, est un être chimérique. De même que le Créateur est Dieu, et un Dieu indubitable, parce que la création est son domaine et que rien dans ce domaine ne lui est étranger: de même son rival n'est pas dieu, parce que la création n'est pas son domaine et que dans ce domaine tout lui est étranger. Allons plus loin. Si l'ensemble de l'univers appartient au Créateur, je ne vois plus de place pour un autre dieu. L'immensité est pleine de son auteur: pas un point que n'occupe son infinie majesté. Restât-il quelque espace pour je ne sais quelle divinité parmi les créatures, cette divinité ne peut être que fausse. La vérité est ouverte au mensonge. Il y a tant d'idoles sur cette terre! Pourquoi le dieu de Marcion n'y trouverait-il pas aussi sa place?
D'après cette idée que nous avons d'un Créateur, je prétends que Dieu a dû se manifester par ses œuvres, par un monde, des hommes, des siècles qui viennent de lui. Voyez le paganisme! Toutes ces prétendues divinités, qu'il confesse dans ses moments de bonne foi n'être que des hommes, pourquoi son erreur les a-t-elle déifiées? Parce que chacune d'elles, se disait-il, a pourvu à mes besoins et à mon bonheur. Tant l'univers s'était persuadé d'après l'idée qu'on a de Dieu, qu'il appartient à l'essence divine de se révéler elle-même par quelque création ou |18 quelque largesse utile à la vie présente! Tant il est vrai que les dieux inventés s'accréditèrent par les moyens qui avaient établi l'autorité du Dieu véritable! Il fallait que le dieu de Marcion se légitimât aux yeux de l'univers, ne fût-ce qu'en lui apportant quelques misérables pois chiches de sa fabrique, afin de se faire proclamer un nouveau Triptolème. Si ton dieu existe, explique-moi son oisiveté par une raison digne d'un Dieu! Dieu véritable, il n'eût pas manqué de produire. J'en appelle à la conscience du genre humain: Dieu n'a pas d'autre preuve de son existence, que la création de l'univers. En effet le principe que nous opposons à nos ennemis demeure inébranlable. Ils ne peuvent d'une part confesser la divinité du Créateur, et de l'autre soustraire le dieu qu'ils prétendent élever à côté de lui, aux preuves sur lesquelles les Marcionites eux-mêmes, d'accord avec la conscience universelle, font reposer le Dieu des Chrétiens. Si personne ne révoque en cloute l'existence du Créateur, par cela même qu'il a créé ce vaste univers, il suit invinciblement que personne ne reconnaîtra une divinité qui n'a rien-créé, à moins que l'on n'assigne à son oisiveté une raison légitime. Des raisons, je n'en connais que deux: ou sa volonté, ou son impuissance. La troisième, je la chercherais vainement. N'avoir pu est indigne d'un Dieu. Ne l'a-t-il pas voulu? Examinons si sa dignité le permettait.
Réponds-moi, Marcion! Ton dieu a-t-il eu dessein de se manifester dans un temps tel quel? Quand il est descendu sur la terre, quand il a prêché, quand il a enduré sa passion, quand il est ressuscité, avait-il un autre but que de se révéler aux hommes? A coup sûr, s'il est connu, c'est parce qu'il l'a voulu. Lui adviendrait-il quelque chose sans son aveu? Pourquoi donc tant d'efforts dans le but de se manifester, pour se montrer aux hommes parmi les abaissements de la chair, abaissements plus honteux encore, si cette chair est une imposture? En effet, a-t-il trompé l'univers sous ce corps fantastique? suspendu au |19 bois, a-t-il encouru la malédiction du Créateur? Nouvelle infamie! N'eût-il pas été mille fois plus honorable de se promulguer lui-même par quelque témoignage extérieur, surtout quand il avait à le faire en face d'un Dieu auquel il était inconnu par ses œuvres, depuis le commencement du monde? Est-il vraisemblable d'un côté que ce Dieu créateur, ignorant qu'if y avait un dieu supérieur à lui comme le disent les Marcionites, et se proclamant avec serment le Dieu unique, ait établi la vérité de son existence par de si beaux ouvrages, lui qui pouvait négliger ce soin dans la persuasion d'être seul! Est-il vraisemblable, d'un autre côté, que ce Dieu supérieur sachant qu'il avait pour inférieur un Dieu si bien établi, n'ait rien disposé pour se révéler, et cela quand il aurait dû produire des œuvres plus remarquables et plus éclatantes afin de se faire reconnaître Dieu par ces œuvres comme il convenait à un Créateur, et même par des œuvres plus sublimes, pour se montrer plus grand et plus noble que son rival?
XII. Cependant, admettons pour un moment ce dieu chimérique: toujours faudra-t-il l'admettre sans cause. Sans cause, puisqu'il ne se manifestera par aucune œuvre, tout être produisant hors de lui-même des effets qui lui appartiennent. Or, comme il est impossible qu'un être existe sans être cause, parce qu'à cette condition, il est comme s'il n'était pas, n'ayant pas pour raison de lui-même des créatures qui relèvent de lui, il me paraît plus conséquent de nier l'existence de Dieu, que de lui refuser l'action. Encore une fois, il existe sans cause, celui qui n'ayant pas d'effets n'a pas davantage de cause. Mais Dieu ne doit pas exister de cette façon. Que je nie sa causalité, tout en souscrivant à son existence, j'établis par là même le néant de ce Dieu. S'il existait, serait-il demeuré inactif? D'après ces principes, je dis que le dieu de Marcion vient sans cause surprendre la bonne foi de l'homme qui est habitué à croire Dieu d'après l'autorité de ses œuvres, parce qu'il |20 ne connaît rien autre chose qui puisse lui révéler Dieu.
---- Mais la plupart des Marcionites croient à cette chimère.
---- Leur croyance insulte à la raison, puisqu'ils n'ont pas pour gages de la divinité des œuvres dignes d'elle. Cette divinité inerte, et qui n'a rien su produire, est coupable d'impudence et de malice. D'impudence: elle mendie une croyance illégitime qu'elle n'a pris la peine d'asseoir sur aucun fondement. De malice: elle a jeté les hommes dans l'incrédulité, en leur dérobant des motifs de foi.
XIII. Pendant que nous chassons de ce rang usurpé le dieu imposteur qui n'a rendu témoignage à son existence par aucune œuvre de sa création, et digne de la divinité, comme l'avait pratiqué le Créateur, les Marcionites, race impudente et perverse, changent de tactique, et le mépris sur les lèvres, ils vont jusqu'à la destruction des œuvres du Créateur. Le monde, s'écrient-ils! merveilleux ouvrage en vérité! création sublime et digne d'un Dieu!
---- Refusez-vous au Créateur la plénitude de la Divinité'? ---- non: il est vraiment Dieu. ----Donc le monde n'est pas indigne de Dieu; car Dieu peut-il rien créer qui soit indigne de lui, quoiqu'il ail produit le monde pour l'homme et non pour lui-même? Tout ouvrage vaut moins que son auteur. Et. pourtant, s'il est indigne d'un dieu de produire quelque chose, avouons-le, il est mille fois plus malséant à l'essence divine de n'avoir rien produit, même de peu digne d'elle, ne fût-ce qu'un simple essai qui fît espérer des œuvres plus merveilleuses.
Toutefois, pour dire un mot de cette production si décriée, comme on le prétend, de ce monde que les Grecs ont nommé d'un mot qui signifie ornement et harmonie, et non incohérence et désordre, les maîtres de la sagesse antique, au génie desquels toute hérésie moderne est vomie se féconder, ont divinisé les substances diverses que l'on affecte si fort de mépriser. Thalès plaçait le principe |21 divin dans l'eau, Heraclite dans le feu, Anaximène dans l'air, Anaximandre dans l'ensemble des corps célestes, Straton dans le ciel et la terre, Zenon dans la combinaison de l'air et de l'éther, Platon dans les astres. Lorsque celui-ci traite du monde, il appelle les astres la race ignée des dieux. En extase devant la grandeur, la force, la puissance, la majesté, l'éclat, l'abondance, l'harmonie constante et les invariables lois de chacun de ces éléments par le concours desquels s'engendre, s'alimente, se perfectionne, se renouvelle l'universalité des êtres, la plupart des physiciens n'ont pas osé assigner un commencement à ces substances merveilleuses. Le déclarer leur paraissait un attentat à leur divinité. L'Orient les adore; les mages chez les Perses, les hyérophantes parmi les Egyptiens, les gymnosophistes dans les Indes. Que dis-je? Cette dégradante idolâtrie, cette superstition universelle, rougissant aujourd'hui de ses vains simulacres, de ses héros déifiés, et de ses noms fabuleux, se réfugie dans l'interprétation des phénomènes naturels, et voile sa honte sous d'ingénieuses allégories. Ecoutez-la! Jupiter représentera la substance ignée, et Junon, son épouse, l'air, ainsi que le mot grec l'atteste; Vesta, c'est le feu; les Muses, l'eau; la grande mère des dieux, la terre qui nous livre ses moissons, que le bras humain déchire, que des pluies arrosent. Ainsi Osiris, enseveli dans la mort, renaissant de la corruption et retrouvé avec joie, figure la constance invariable des germes, l'harmonie des éléments, et le retour de l'année mourant pour ressusciter. Plus loin, les lions de Mithra sont les symboles d'une nature brûlante et aride.
Il résulte de là que ces substances, supérieures par leur situation ou leur nature, ont été regardées comme des dieux, plutôt que proclamées indignes de la divinité. Abaissons nos regards plus bas. Une humble fleur, je ne dis pas de la prairie, mais même du buisson, le plus obscur coquillage, comme celui qui nous donne la pourpre, l'aile du plus insignifiant oiseau comme la magnifique parure |22 du paon, vous montrent-ils dans le Créateur un ouvrier si méprisable?
XIV. Mais loi qui souris de pitié à l'aspect de ces insectes que le grand ouvrier a rendus si remarquables par l'adresse, l'habileté ou la force, afin de nous apprendre que la grandeur se manifeste dans la petitesse, aussi bien que la force dans l'infirmité, selon le langage de l'Apôtre, imite, si tu le peux, les constructions de l'abeille, les greniers de la fourmi, les filets de l'araignée, la trame du ver à soie. Reproduis à nos yeux ces humbles animaux qui se jouent dans tes vêtements, ou sur ta couche; tâche d'égaler le venin de la cantharide, l'aiguillon de la mouche, la trompette et la lance du moucheron! Que penseras-tu des animaux plus grands, lorsque de si petites créatures peuvent te servir ou le nuire, afin de t'apprendre à respecter le Créateur jusque dans ses moindres ouvrages?
Mais sans sortir de loi - même, considère l'homme au dedans et au dehors de lui. Pardonneras-tu à cet ouvrage de notre Dieu, que ton maître, le Dieu le meilleur, a aimé d'un amour si tendre; pour lequel il a daigné descendre de son troisième ciel dans notre chétive et indigente humanité; pour lequel il n'a pas rougi de mourir sur une croix, captif dans l'étroite prison où l'enfermait le Créateur? Moins dédaigneux, lui, il n'a répudié jusqu'à ce jour, ni l'eau du Créateur dont il lave ses disciples, ni l'huile dont il les consacre, ni le mélange du lait et du miel avec lequel il enfante les siens, ni le pain, représentation vivante de son corps. Jusque dans ses sacrements, il a besoin des aumônes du Créateur.
Mais toi, disciple supérieur au maître, serviteur au-dessus du seigneur, ta sagesse est mille fois plus sublime: lu détruis ce qu'il aime, tu anéantis ses ouvrages; mais es-tu de bonne foi? Voyons si ces biens que tu affectes de fouler aux pieds, tu ne les convoites pas. Antagoniste du ciel, tu aspires à la liberté dans les pavillons du ciel. Tu méprises la terre: la terre a été le berceau de ta chair |23 réprouvée; tu déchires les entrailles de la terre pour lui arracher tes aliments. Même dédain pour la mer; mais f on dédain ne va point jusqu'à ses productions, que tu regardes comme une nourriture plus saine. Que je t'offre une rose, tu n'oseras plus calomnier le Créateur. Misérable hypocrite, quand même tu prouverais par ta mort, fruit d'une abstinence volontaire, que tu es Marcionite, c'est-à-dire que tu répudies le Créateur et ses œuvres, (car tel devrait être votre martyre à vous autres, puisque le monde vous fait horreur) tu t'agites vainement: sur quelque matière que tu te replies, tu feras toujours usage de la substance du Créateur. Déplorable aveuglement de l'orgueil! tu méprises les êtres dont tu vis et tu meurs.
XV. Puisque lu attribues aussi à ton Dieu des œuvres, un monde et un ciel qui lui appartiennent, qu'il ait précédé ou suivi la création de cet univers, peu nous importe. Viendra le moment d'examiner ce troisième ciel, quand nous discuterons les titres de votre apôtre. Pour le moment, contentons-nous d'affirmer qu'une substance, quelle qu'elle soit, a dû se manifester avec son auteur. Ce principe accordé, par quelle fatalité arrive-t-il que ton Dieu se révèle la douzième année de Tibère-César, et que son ouvrage demeure totalement inconnu jusqu'à la douzième du règne de Sévère, surtout quand cette production mille fois supérieure aux futiles créations de notre Dieu, aurait dû se dégager de l'ombre le jour où son auteur surgit à la lumière? Si l'œuvre n'a pu se faire jour dans le monde, comment la notion du maître s'y est-elle établie? Si le monde a admis le maître, pourquoi n'a-t-il point admis la substance? Serait-elle par hasard plus grande que le maître?
Cette question nous conduit naturellement à l'examen du lieu. Voyons où réside ce monde supérieur et le dieu dont il émane. En effet, si vous établissez que ce dieu a aussi un monde impalpable, au-dessous de lui et au-dessus de son émule, il l'a donc créé dans une sphère qui s'ouvrait entre ses pieds et la tête du Créateur. L'essence divine |24 était donc enfermée dans cet espace, où elle élaborait son inonde? Qu'arrive-t-il alors? Ce lieu devient plus grand que votre Dieu, plus grand que son monde, puisque tout contenant est plus grand que son contenu. Prenons-y garde même. Il pourrait bien se faire qu'il restât quelque place vacante pour un troisième dieu, prêt à envelopper de son monde les deux autres dieux. Maintenant commençons le dénombrement de ces divinités. D'abord, l'espace: il est devenu dieu à un double titre: il est plus grand que son contenu; il est sans principe, sans commencement, éternel, égal à Dieu, domicile éternel de Dieu. Ensuite, si le dieu prétendu a façonné son monde avec une matière flottante sous ses pieds, préexistante, incréée, contemporaine de Dieu, toutes les qualités que Marcion abandonne au Créateur s'appliquent également à la majesté du lieu où résidaient Dieu et la matière. Seconde divinité. Car la voilà aussi devenue dieu, elle en a les propriétés fondamentales; elle ne connaît ni principe, ni commencement: elle est éternelle comme Dieu.
Direz-vous que ce dieu a formé le monde de rien? Force vous sera d'en dire autant du Créateur, auquel Marcion soumet la matière dans l'ordonnance de ce inonde. Mais non, il a dû opérer sur une matière préexistante. Car la raison que l'on oppose au Créateur enchaîne aussi son rival: ils sont dieux l'un et l'autre. Enumérons les trois dieux de Marcion: L'artisan, l'espace, la matière. Conséquent avec lui-même, il enferme aussi le Créateur dans sa sphère. Il soumet à sa prééminence la matière, tout en la taisant incréée, sans principe, éternelle comme lui. Est-ce tout? Le mal, substance corporelle et fils do la matière, à l'éternité de laquelle il participe, apparaît comme quatrième dieu. Récapitulons! Parmi les substances suréminentes, trois dieux, le dieu bon des Marcionites, le dieu mauvais ou Créateur, et le monde invisible. Parmi les substances inférieures, l'artisan de ce bas monde, le lieu, la matière, le mal. Que l'on y joigne les deux Christs du |25 sectaire, l'un qui apparut sous Tibère, l'autre promis par le Créateur, il en résulte, ô Marcion, que tes disciples, en te prêtant deux divinités, te font un tort réel, puisque, de compte fait, tu proclames neuf divinités, quoiqu'à ton insu.
XVI. Dans l'impuissance où se trouvent les Marcionites de nous montrer leur second monde aussi bien que le dieu dont il émane, que font-ils? Ils partagent l'univers en deux substances, les visibles et les invisibles, assignent chacune de ces créations à des dieux différents, et revendiquent pour leur dieu le domaine des invisibles. Fort bien! Mais qui pourra se persuader, à moins de porter un cœur hérétique, que les substances invisibles appartiennent au dieu qui n'a envoyé devant lui aucune œuvre visible, plutôt qu'à celui qui s'étant manifesté par des témoignages palpables, fait présumer qu'il est aussi l'auteur des invisibles? Une foi qui repose sur quelques autorités, n'est-elle pas plus légitime qu'une foi dépourvue de tout témoignage? Nous verrons en son lieu à quelle puissance l'apôtre attribue les choses invisibles.
Sans réclamer maintenant l'autorité des saintes Ecritures, qui viendra plus tard, d'accord avec la voix de l'univers et l'autorité du sens commun, nous restituons les substances visibles et invisibles au Créateur dont l'œuvre se compose de diversités, créatures corporelles et incorporelles, animées et inanimées, parlantes et muettes, mobiles et inertes, fécondes et stériles, arides et humides, chaudes et froides. Ainsi l'homme lui-même, considéré dans sa double existence, est un mélange de diversités et d'oppositions. Ici des organes vigoureux, honnêtes, doubles, semblables; là des organes débiles, déshonnêtes, uniques, dissemblables. Examinez son ame! Tantôt la joie, tantôt l'anxiété, tantôt l'amour, tantôt la haine, tantôt la colère, tantôt la douceur. S'il est vrai que dans l'ensemble de la création, à chaque substance réponde une substance contraire, les invisibles aussi devront contraster avec les visibles, et remonter au créateur d'où émanent |26 les choses palpables, ne fût-ce que pour désigner un Créateur fantasque, opposé à lui-même, ordonnant ce qu'il a prohibé, prohibant ce qu'il a ordonné, frappant et guérissant tour à tour. Pourquoi les Marcionites veulent-ils l'enchaîner à l'uniformité dans cette seule conjoncture? Pourquoi lui dire: Tu créeras les choses visibles uniquement, tandis qu'il a dû, conformément à leur système, créer les unes et les autres, comme ils lui attribuent et la vie et la mort, et les calamités de la guerre, et les douceurs de la paix?
Poursuivons. Si les substances invisibles sont d'un ordre plus relevé que les substances visibles, déjà admirables elles-mêmes par leur enchaînement et leur harmonie, ne convient-il pas d'attribuer ces magnifiques merveilles à celui qui en a créé de grandes, puisque les grandes choses, et encore moins les substances d'un ordre plus relevé, ne sauraient convenir à un dieu qui n'a pas même su en produire de médiocres?
XVII. Des œuvres, s'écrient les Marcionites pressés par nos raisons, nous n'en avons qu'une à vous montrer, et elle nous suffit. Notre dieu a racheté l'homme par un merveilleux effet de sa miséricorde. Voilà qui vaut mieux que les chétives et ridicules productions de votre Créateur.
O le dieu vraiment supérieur, dont on ne peut citer aucune oeuvre excellente, à moins qu'elle ne s'applique à l'homme, ouvrage du dieu subalterne! Toutefois je te somme de prouver son existence par les arguments que l'on attend d'un Dieu. Avant tout, montre-nous ses productions: tu nous vanteras ensuite ses bienfaits. Le point principal est de savoir s'il existe. Quelle est sa nature? Cette question n'est que secondaire; l'un se reconnaît aux œuvres, l'autre aux bienfaits. De ce que tu lui assignes la rédemption, son existence ne m'en est pas plus démontrée. Mais son existence une fois attestée, attribue-lui l'honneur de la Rédemption, si lu veux; je n'aurai plus qu'à constater s'il l'a réellement accomplie, parce qu'encore |27 il se pourrait bien qu'il existât sans avoir délivré le genre humain. Je te le demande, lui prêter la rédemption, est-ce établir son existence, puisqu'il pourrait bien exister sans avoir sauvé le monde?
Cette discussion nous a éloignés un moment de la controverse fondamentale qui traitait du Dieu inconnu. Il est suffisamment notoire d'une part qu'il n'a rien créé, de l'autre, qu'il y avait pour lui obligation de créer, enfin de se manifester lui-même par ses œuvres, parce qu'en admettant son existence comme réelle, il aurait dû être connu, et cela dès l'origine du monde. Nous nous sommes appuyés sur ce principe: Il ne convient pas à un dieu de rester caché. Maintenant la nécessité nous ramène à la question première, afin d'en développer les différentes ramifications. Il s'agira d'abord d'examiner par quelle voie ce dieu nouveau s'est fait connaître dans la suite des temps; pourquoi dans la suite des temps, plutôt qu'an berceau d'un monde auquel il était nécessaire en sa qualité de dieu. Il y a mieux. Plus on fait de lui un dieu bienveillant, plus on proclame sa' nécessité; moins par conséquent il a dû se soustraire à nos regards.
Alléguera-t-on pour excuse qu'il n'y avait dans le monde ni motif pour qu'il se manifestât, ni éléments pour apprécier cette manifestation? Assertion mensongère! Ce monde où votre Dieu vient de tomber des nues renfermait alors et l'homme capable de le connaître, et la malice du créateur à laquelle dans sa bonté il devait obvier. Qu'en conclure? Ou il a ignoré l'indispensable nécessité de sa manifestation et les éléments sur lesquels elle s'exercerait, ou il a hésité, ou il a été frappé d'impuissance, ou la volonté lui a manqué. Toutes choses indignes d'un Dieu, et surtout d'un Dieu très-bon. Mais nous montrerons ailleurs la chimère de cette tardive révélation. Qu'il nous suffise de l'indiquer pour le moment.
XVIII. Eh bien! qu'il ait apparu dans ce monde quand il l'a voulu, quand il l'a pu, quand l'heure fatale est |28 arrivée; excusons-le. Probablement il était contrarié dans sa naissance par la marche ascendante de quelque constellation. Les enchantements de je ne sais quelle magicienne, le carré sinistre de Saturne, le triangle malencontreux de Mars, arrêtaient sa conception. Les Marcionites, en effet, sont fort adonnés à l'astrologie. Impudents qui ne rougissent pas même de vivre des étoiles du Créateur! Nous avons à traiter ici de la qualité de la révélation. A-t-il été connu d'une manière honorable? Il s'agit de l'examiner, afin que nous sachions s'il existe vraiment, et que de la dignité de sa révélation sorte la certitude de son existence. Des œuvres dignes d'un dieu prouveront le dieu.
Pour nous, tel est notre principe: nous connaissons Dieu à sa nature, nous le reconnaissons à sa doctrine. La première se constate par les œuvres, la seconde par les prédications. Mais les attestations naturelles manquent à qui la nature fait défaut. Par conséquent votre Dieu aurait dû se révélerait moins par des prophéties, surtout quand il avait à se manifester en face d'un Dieu qui, malgré les œuvres qu'il a faites, malgré les éclatantes prédictions qui l'avaient devancé, avait à peine conquis la foi de l'univers. Comment donc s'est-il révélé? Diras-tu que c'est par des conjectures humaines, indépendantes de sa volonté? Alors déclare impudemment qu'un dieu peut être connu autrement que par lui-même. Mais ici je t'opposerai, outre les exemples du Créateur, la grandeur divine et l'infirmité humaine. Par là lu fais l'homme plus grand que le dieu. Quoi! quand un dieu se cache à dessein, je l'arracherai par ma propre force à ses mystérieuses obscurités, et je le traînerai, quoi qu'il en ait, au grand jour de la lumière? Nous n'ignorons pas cependant, grâce à la triste expérience des siècles, que la débile intelligence de l'homme se forge plus facilement des dieux nouveaux, qu'elle ne se tourne vers le Dieu véritable, déjà manifesté à ses regards par ses œuvres. D'ailleurs, si l'homme se crée des dieux imaginaires, si un Romulus dresse des autels à Consus, un Tatius |29 à Cloacine, un Hostilius à la Peur, un Métellus à Alburne, tout récemment un souverain à Antinous, passons-leur ces ridicules apothéoses: c'étaient au moins des consuls, c'étaient des empereurs. Mais le pilote Marcion, nous le connaissons!
XIX. A la bonne heure, répliquent les Marcionites! Notre dieu ne s'est pas révélé dès le berceau du monde; il ne s'est pas révélé par des œuvres palpables. Mais en vertu de sa propre puissance, il s'est manifesté dans la personne de Jésus-Christ.
Nous consacrerons au Christ et à l'économie de la rédemption un livre particulier, car il est bon de distinguer les matières, afin de les traiter avec plus d'ordre et de développement. Pour le moment, il nous suffira, d'opposer à l'assertion nouvelle la démonstration que le Christ n'est la vivante empreinte d'aucun autre dieu que du Dieu créateur. Je le ferai en peu de mots.
La quinzième année de Tibère, Jésus-Christ daigna descendre du ciel, esprit de salut et de rédemption. En quelle année l'ardente canicule a-t-elle vomi hors du Pont le salutaire météore de l'hérétique, ainsi le veut son système? J'ai estimé cette investigation superflue. Toutefois on est d'accord sur ce point. Cette monstrueuse invention appartient au règne d'Antonin: l'impie a paru sous le monarque pieux. Puisque Marcion le premier a introduit un dieu non avenu jusque-là, dès-lors la vérité est manifeste pour tout esprit raisonnable. Les époques proclament, qu'un dieu, apparu pour la première fois sous Antonin, n'apparut point sous Tibère, par conséquent, que ce n'est pas le Christ qui a révélé le dieu promulgué la première fois par Marcion.
Pour compléter cette preuve, j'emprunterai ce qui suit à nos adversaires eux-mêmes. Marcion a séparé la loi ancienne de la loi nouvelle: voilà son chef-d'œuvre à lui, sa recommandation distinctive. Ses disciples nieront-ils ce qui est écrit au frontispice de leur livre, sorte d'initiation pour |30 les adeptes, d'encouragement pour les initiés, je veux parler des Antithèses ou Oppositions dans lesquelles le maître s'efforce d'établir qu'il y a conflit entre l'Evangile et la loi antique, afin que de la lutte des deux testaments, il infère la diversité des dieux? Ainsi, puisque l'autre dieu de l'Evangile opposé au Dieu de la loi antique, a commencé avec la séparation de la loi mosaïque et de l'Evangile, il est évident qu'avant cette prétendue scission ce dieu était inconnu, sa notion ne datant que de cette époque. J'en conclus que ce dieu ne s'est point manifesté dans la personne d'un christ qui existait déjà avant cette séparation, Où donc a-t-il pris naissance? Dans le cerveau du sectaire. L'Evangile et la loi vivaient dans une harmonie que rien n'avait troublée jusque-là depuis l'apparition du Christ; jusqu'à l'impudence de Marcion. Point d'autre dieu de la loi et de l'Evangile, que le Créateur. La raison proclamait cette vérité; il fallait qu'après un si long intervalle un habitant du Pont vînt faire cette séparation.
XX. Cette preuve, courte et lumineuse, attend de nous un complément pour réduire au silence les vaines clameurs de nos ennemis. On veut que Marcion, loin d'avoir rien innové, en séparant la loi mosaïque et l'Evangile, n'ait l'ait que ramener à son institution primordiale la vérité que l'on avait corrompue. O Christ, maître si patient, tu as pu endurer pendant tant d'années que ta parole fût pervertie jusqu'à ce que Marcion et les siens vinssent à ton secours! «En effet, ils font grand bruit du prince des apôtres et des autres colonnes de l'épiscopat, censurés par Paul, pour n'avoir point marché droit dans les sentiers de l'Evangile.» Mais Paul, encore nouveau dans la grâce, troublé, craignant de courir ou d'avoir couru inutilement dans la carrière où il était novice, conférait pour la première fois avec les apôtres, venus avant lui. Qu'est-ce à dire? Si Paul crut avec l'ardeur d'un néophyte, qu'il y avait quelque chose à blâmer dans les coutumes du judaïsme, c'est-à-dire qu'il fallait accorder l'usage des |31 viandes offertes, il devait bientôt se faire tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ, juif avec les juifs, observateur de la loi avec ceux qui observaient la loi; toi, interprète mensonger d'une réprimande qui portait seulement sur une conduite que son accusateur lui-même devait adopter, tu la convertis en reproche de prévarication envers Dieu et la sainte doctrine! Nous lisons cependant: «Leurs mains s'étaient jointes» en signe d'unité, et avant de se partager la conquête de l'univers, ils s'étaient concertés sur la promulgation de la même foi et du même Evangile, «De leur bouche ou de la mienne, dit l'apôtre quelque part, c'est toujours le même Dieu qui vous est annoncé.»
---- Mais il parle ailleurs de faux frères, qui se glissent auprès des Galates et cherchent à les attirer à un nouvel évangile?
---- Par l'altération que subissait l'Evangile, il entendait non pas une lâche désertion vers un autre dieu et un autre christ, mais le maintien des observances antiques. Il nous l'atteste lui-même en reprenant ceux qui perpétuaient la circoncision, «et supputaient les temps, les jours, les mois et les années» des cérémonies judaïques, lorsqu'ils ne pouvaient ignorer qu'elles étaient tombées devant les institutions nouvelles du Créateur, abolition signalée d'avance par ses prophètes: «Les prescriptions antiques ont passé, s'écrie Isaïe: voilà que je crée toutes choses nouvelles.... J'établirai mon alliance, mais une alliance différente de celle que j'ai contractée avec vos pères. lorsque je les ai tirés de la terre d'Egypte. Renouvelez-vous dans un renouvellement complet, nous dit Jérémie: pratiquez la circoncision en l'honneur de votre Dieu, mais la circoncision du cœur.»
Voilà quelle circoncision établissait l'apôtre, quel renouvellement il commandait, lorsqu'il interdisait les anciennes cérémonies dont le fondateur avait prophétisé par la bouche d'Osée la prochaine abolition. «Ses joies, je |32 les abolirai, avec ses sabbats, ses solennités, ses néoménies, et toutes ses observances.» Isaïe parle comme Osée. «Vos néoménies, vos sabbats, votre jour solennel me sont en horreur. Mon ame repousse avec dégoût vos veilles, votre jeûne, vos jours de fête.» Si le Créateur avait répudié long-temps d'avance ces rites passagers, dont l'apôtre proclamait le discrédit, la décision de l'apôtre est donc en harmonie avec les décrets du Créateur. Elle atteste invinciblement que le Dieu prêché par lui est le même Dieu dont il faisait respecter les antiques et solennels décrets. Il n'avait pas d'autre pensée quand il censurait ces faux apôtres, et ces frères hypocrites, qui, sans tenir compte de l'Evangile promulgué par l'envoyé du Créateur, sacrifiaient à l'antique alliance que celui-ci avait répudiée, la nouvelle alliance dont il avait prophétisé l'avènement.
XXI. D'ailleurs, si prédicateur d'un dieu nouveau, il travaillait à abolir la loi du Dieu ancien, pourquoi, muet sur le dieu de Marcion, se contente-t-il de proscrire la loi ancienne uniquement? Pourquoi? Parce que la foi au Créateur subsistait. Parce que la loi ancienne devait seule disparaître, comme le Psalmiste l'avait chanté d'avance. «Brisons les chaînes dont ils nous ont enlacés; éloignons de nos têtes le joug qu'ils portaient.» N'a-t-il pas dit encore? «Les nations se sont rassemblées en tumulte et les peuples ont médité des choses vaines. Les princes de la terre ont été debout, les magistrats se sont ligués contre Dieu et son Christ.» Que Paul annonçât un autre dieu, Paul eût-il disputé avec le prince des apôtres sur le maintien ou l'abrogation d'une loi qui n'appartenait point au dieu nouveau, ennemi de la loi antique? En effet, la nouveauté et l'opposition de ce dieu eussent tranché la question de la loi ancienne et étrangère; il y a mieux: jamais la question n'eût été soulevée. Mais non; en promulguant dans le Christ le Dieu de la loi ancienne, on dérogeait à, sa loi: là était le point fondamental. Ainsi, toujours la foi dans le Créateur, toujours la foi dans son |33 Christ; mais les pratiques et la discipline chancelaient. Etait-il permis de manger des viandes offertes aux idoles? fallait-il voiler les femmes? le mariage, le divorce, l'espérance de la résurrection, voilà les questions qui partageaient les esprits; sur Dieu, pas le plus léger débat. Si cette controverse avait été agitée, les épîtres de l'Apôtre en conserveraient des traces, d'autant plus que c'était là le point capital.
Dira-t-on que depuis les apôtres, la vérité sur l'essence divine a été altérée? Passe encore. Mais la tradition apostolique n'a point été altérée là-dessus dans son cours, et de tradition apostolique, on ne peut en reconnaître d'autre que celle qui est aujourd'hui en vigueur dans les Eglises fondées par les apôtres. Or, on ne trouvera aucune Eglise d'origine apostolique qui ne christianise au nom du Créateur. Veut-on qu'elles aient été corrompues dès leur berceau? où les trouvera-t-on intactes? parmi celles qui repoussent le Créateur, sans doute? ---- Eh bien! montre-nous quelqu'une de tes églises d'origine apostolique, et tu nous auras fermé la bouche. Puisqu'il est établi par tous les points que depuis le Christ jusqu'à Marcion, il n'y eut jamais dans la règle de foi à suivre ici d'autre Dieu que le Créateur, nous avons suffisamment prouvé que la connaissance du dieu de l'hérésie naquit avec la séparation de la loi et de l'Evangile. Le principe que nous établissions plus haut a reçu toute sa lumière. Un dieu inventé par l'homme ne mérite aucune créance, à moins que cet homme ne soit prophète, c'est-à-dire qu'il n'y ait rien de l'homme dans son langage. Des paroles, en donne qui veut, Marcion; mais il faut des preuves. Toute discussion est superflue. Démontrer que le Christ n'a fait connaître que le Créateur, et pas d'autre Dieu, c'est repousser l'hérésie par toutes les forces de la vérité.
XXII. Mais comment renverser cet antechrist, si nous nous bornons à la preuve des prescriptions pour arrêter |34 le cours de ses blasphèmes et les détruire? Eh bien! arrivons à la personne même de son Dieu, ou plutôt de cette ombre, de ce fantôme de christ, et examinons-le par l'endroit même où on lui donne la prééminence sur le Créateur. Là aussi se reconnaîtra la bonté divine à des règles invariables. Mais cette boulé, il faut préalablement que je la trouve, que ma main la saisisse, afin qu'elle me serve comme d'introduction à ces règles.
En effet, j'ai beau remonter la chaîne des temps, depuis que les causes et les éléments avec lesquels ce dieu aurait dû coexister, parurent, dans le monde, nulle part je ne l'aperçois agissant comme il aurait dû agir. Déjà triomphaient et la mort, et le péché, aiguillon de la mort, et la malice du Créateur contre laquelle le Dieu bienfaisant avait à lutter. Docile à la première loi de la bonté divine, ne devait----il pas manifester qu'elle était, chez lui inhérente à sa nature, et combattre le mal aussitôt, que le mal demandait un remède? Dans un dieu, les qualités sont essentiellement inhérentes à sa nature, innées, coéternelles. Niez-le: des attributs divins, vous faites des attributs contingents, étrangers, par conséquent temporaires, sans éternité. A ce titre donc, j'ai droit d'exiger de Dieu une bonté éternelle, indéfectible, qui, déposée dans les trésors de son être et toujours prête à agir, devance les causes et les éléments de son action. Il ne suffit pas de les devancer: je veux que, loin de les prendre en dédain, ou de leur faire défaut, elle les embrasse avec ardeur. En second lieu, de même que je demandais il n'y a qu'un moment: Pourquoi ne s'est-il pas révélé dès l'origine des choses? je demanderai encore ici: Pourquoi sa bonté ne s'est-elle pas déployée dès le principe? Quel obstacle s'y opposait? N'avait-il pas à se révéler par sa bienveillance, s'il existait réellement? Etre impuissant sur quelque point! supposition absurde quand il s'agit d'un Dieu, à plus forte raison manquer aux lois de sa nature: si le libre développement de ses facultés est comprimé, elles cessent |35 d'être naturelles. Mais la nature ne connaît ni suspension, ni repos. Qu'elle agisse; qu'en vertu même de son essence elle se répande en bienveillance extérieure; à ce titre, je la déclare existante. Je le demande, comment se condamnera-t-elle à l'inaction, elle pour qui le sommeil est le néant? La bonté, au contraire, est demeurée longtemps inactive dans le dieu de Marcion. Donc une faculté qui a sommeillé des milliers d'années dans une léthargie qui répugne à des qualités inhérentes à la nature, n'est pas une bonté naturelle. Si elle n'est plus naturelle, il m'est impossible de la croire éternelle, ni contemporaine de Dieu. Elle n'est plus éternelle si elle n'est plus naturelle: elle n'a plus de base dans le passé, ni de permanence dans l'avenir. Elle n'a pas existé dès l'origine, et incontestablement elle ne subsistera point jusqu'à la fin; car elle peut aussi bien défaillir un jour qu'elle a déjà défailli dans les siècles précédents.
Puisque la bonté long-temps inactive dans le dieu de Marcion, n'a délivré que récemment l'univers, et qu'il faut s'en prendre à sa volonté plutôt qu'à sa faiblesse, ce double point établi, disons-le, détruire volontairement sa bonté, c'est le comble de la malice. Pouvoir faire du bien et ne pas le vouloir; tenir à deux mains sa bonté captive; assister patiemment à l'outrage sans lui opposer de frein, connaissez-vous malice plus profonde? La prétendue cruauté dont on gratifie le Créateur retombe sur celui qui a aidé ses barbaries par les délais de sa miséricorde. Car le crime appartient à qui, pouvant l'empêcher, l'a laissé commettre. Quoi! l'homme est condamné à mourir pour avoir cueilli le fruit d'un misérable arbuste. De cette source empoisonnée jaillit un déluge de maux et de châtiments. Voilà toutes les générations à venir enveloppées dans la condamnation de leur premier père, bien qu'elles aient ignoré l'arbre fatal qui les a perdues. Et le Dieu bon a pu ne pas le savoir! il a pu le tolérer, alors que s'offrait l'occasion de se montrer d'autant plus |36 miséricordieux, que le Créateur déployait plus de cruauté î Disons-le, il a manifesté une malice profonde, celui qui laissa volontairement l'homme courbé sous le fardeau de sa prévarication, et le monde sous un joug odieux. Quelle idée auriez - vous d'un médecin qui, entretenant avec complaisance une maladie qu'il pourrait guérir, irriterait le mal en différant le remède, afin d'accroître sa renommée, ou de mettre ses soins à l'enchère? Eh bien! flétrissons de la même infamie le dieu de Marcion! Spectateur complaisant du mal, fauteur de la violence, lâche trafiquant de la faveur, traître à la mansuétude, il a été infidèle à la bonté, là où il y avait urgence. Ah! qu'il se fût hâté de venir en aide au monde, s'il était bon par nature plutôt que par un effet du hasard, s'il devait la miséricorde à son caractère plutôt qu'à l'éducation; s'il était le Dieu de l'éternité, et non un imposteur qui commence à Tibère; disons mieux, à Cerdon et à son disciple. Ainsi ce Dieu aura accordé à Tibère ce privilège d'avoir fait apparaître sous son règne la bonté divine sur la terre.
XXIII. J'oppose à Marcion un autre principe. Tout en Dieu doit être naturel et raisonnable. Je somme donc la bonté de se montrer raisonnable. La bonté par essence est si loin de renfermer un principe de désordre, qu'il n'y a point d'autre bien que ce qui est raisonnablement bon. Je dis plus. Le mal, pour peu qu'il renferme de raison, passera plus aisément pour le bien, qu'on n'empêchera le bien, dépourvu de raison, de passer pour un mal. Pour moi, je nie que la bonté du dieu de Marcion porte ces caractères. Mon premier argument, le voici. Il est entré dans le monde pour sauver des créatures qui lui étaient totalement étrangères.
Eh bien! s'écrie-t-on, tel est précisément le caractère et, pour ainsi dire, la perfection de la bonté. Volontaire, spontanée, elle s'épanche sur des êtres étrangers qui n'ont point à la revendiquer comme une dette de famille. Ne reconnaissez-vous pas là cette charité surabondante par |37 laquelle il nous est enjoint d'aimer nos ennemis, et, sous ce nom, des étrangers?
A cela que répondre? Votre dieu a détourné sa face de dessus l'homme dès le berceau du monde. Dès le berceau du monde, il a sommeillé auprès de cette créature étrangère. Cette oisive indifférence est la présomption qu'il n'avait rien de commun avec l'homme. D'ailleurs le précepte d'aimer son prochain comme soi-même a précédé l'obligation d'aimer son ennemi ou l'étranger. Ce précepte a beau être emprunté à la loi antique du Créateur, vous êtes contraint de confesser vous-même que le Christ, au lieu de le renverser, l'a réédifié sur une base nouvelle. En effet, comme il resserre, comme il fortifie l'amour du prochain, l'oracle qui étend ce devoir jusqu'à l'étranger, jusqu'à l'ennemi! Prodiguer une bonté que l'on ne doit pas, est une exagération de la bonté que l'on doit. La bonté que l'on doit vient avant celle que l'on ne doit pas. L'une est obligatoire, fondamentale; l'autre n'est qu'une compagne, une esclave dont on se passe. Or s'il est vrai que le premier motif de la bonté, motif qui n'est autre chose que la justice, l'enchaîne à la conservation et au maintien de son œuvre, tandis qu'elle ne se répand sur l'étranger que subsidiairement et par cette surabondance de justice inconnue aux scribes et aux pharisiens, n'est-ce pas une absurdité révoltante que d'imputer la seconde espèce à qui ne possède pas la première, à une bonté qui n'a pas même la propriété de l'homme, et par conséquent singulièrement restreinte? Je le demande, une bonté singulièrement restreinte, qui n'a pas même en propre un domaine sur qui elle s'exerce, comment a-t-elle pu rejaillir sur l'étranger? Montrez-nous la bonté essentielle; puis, venez nous parler de la seconde. Si aucune démonstration ne peut s'établir sans un ordre et un enchaînement rigoureux, encore moins la raison pourra-t-elle s'en dispenser.
Prêtons-nous cependant à de pareilles exigences. Que |38 la bonté de ce dieu bizarre se meuve dans un ordre inverse; qu'elle commence par l'étranger, puisqu'on l'a imaginé ainsi. Marcion ne se maintiendra pas mieux sur un terrain qui croule d'autre part. En effet, à quelle caractère se reconnaîtra la bonté subsidiaire et applicable à un étranger? Il faudra qu'elle s'exerce sans détriment pour le légitime possesseur. Quelle que soit la bonté, la justice en est la base nécessaire. Tout à l'heure la bonté était raisonnable, quand elle agissait dans les limites de la justice et sur une créature qui lui appartenait. Ici encore, appliquée à l'étranger, elle retient son caractère de sagesse, pourvu qu'elle soit en harmonie avec la justice. Mais, ô la bonté singulière que celle qui débute par la spoliation, et cela en faveur d'un étranger! Qu'infidèle à la justice au profit d'un membre de la famille, elle paraisse encore jusqu'à un certain point raisonnable, on le comprend. Mais s'agit-il d'un étranger, qui n'a pas même droit à une vertueuse bienveillance, je ne vois plus là que violence et désordre. Connaissez-vous en effet rien de plus injuste, rien de plus inique, rien de plus méchant que de secourir l'esclave d'autrui pour l'arracher à son maître, pour l'adjuger à un autre, pour le suborner contre son légitime seigneur? Et dans quelle condition encore? Car voilà le comble de l'infamie; dans le palais de ce même maître; quand on vit de ses munificences; quand on tremble encore sous son fouet vengeur. La loi humaine condamnerait un pareil protecteur. Quel châtiment réserverait-elle au plagiaire?
A ces traits reconnaissez le dieu de Marcion. Audacieux envahisseur d'un monde qui n'est pas à lui, il arrache l'homme à son dieu, le fils à son père, le disciple à l'instituteur, l'esclave à son seigneur, pour faire de l'homme une créature impie, un fils dénaturé, un disciple ingrat, un esclave rebelle. Répondez! Si tels sont les fruits d'une bonté raisonnable, qu'adviendra-t-il de la bonté contraire? Etre baptisé dans une eau étrangère au bénéfice d'un |39 autre dieu, tendre vers le ciel des mains suppliantes au bénéfice d'un autre dieu, être jeté sur une terre étrangère au bénéfice d'un autre dieu, célébrer sur un pain étranger des actions de grâces au bénéfice d'un autre dieu, je ne sache pas de plus monstrueuse impudeur. Quel est donc ce dieu inexplicable dont la bonté pervertit l'homme, dont la protection attire sur le protégé le courroux de l'autre dieu, j'ai mal dit, le courroux du légitime seigneur?
XXIV. Dieu est éternel. Dieu n'agit que par des motifs raisonnables, nous l'avons vu; il aura de plus la souveraine perfection en toutes choses, du moins je l'imagine; car il est écrit: «Soyez parfaits comme votre Père qui est dans les deux.» A l'œuvre donc, Marcion; montre-nous dans ton dieu une bonté parfaite. Quoique nous ayons suffisamment établi l'imperfection d'un attribut qui n'est pas inhérent à la nature, ni conforme à la raison, nous allons confondre ton dieu par un autre ordre d'arguments. Sa bonté ne sera plus seulement imparfaite, mais défectueuse, petite, sans force, mille fois inférieure au nombre des victimes sur lesquelles elle devait se répandre, puisqu'elle ne s'applique point à toutes. En effet, elle n'a pas sauvé la généralité des hommes. Le nombre de ses élus, comparé à celui des Juifs et des Chrétiens qui adorent le Créateur, est imperceptible. Quoi! la majorité du genre humain périt, et tu oses encore attribuer la perfection à une bonté qui ferme les yeux sur cette ruine immense, à une bonté véritable pour quelques favoris, mais nulle pour la plupart des hommes, esclave de la perdition, complice de la mort! Point de salut pour la majorité! Dès-lors ce n'est plus la miséricorde, c'est la malice qui l'emporte. Car l'une sauve et l'autre laisse périr. En refusant au plus grand nombre ce qu'elle accorde à quelques rares élus, sa prétendue perfection éclate à ne secourir pas, beaucoup plus qu'à secourir.
---- Eh bien! je retourne contre le Créateur vos propres |40 arguments. Sa bonté est défectueuse vis-à-vis de la généralité des hommes.
----Tes aveux te condamnent. Tu as proclamé toi-même sa qualité de juge. Tu déclarais par là qu'il y a sage répartition dans sa bonté, et non profusion irréfléchie comme chez le tien. Cela est si vrai que c'est par la bonté seule que tu lui donnes la prééminence sur le Créateur. Ton dieu la possède-t-il exclusivement, dans sa plénitude? Alors elle ne doit manquer à qui que ce soit. Mais que la grande majorité des hommes périsse par sa faute, ne demandons pas à cette circonstance un témoignage accusateur contre lui. L'insuffisance de sa bonté va ressortir de ses élus eux-mêmes, qu'elle ne sauve que dans leur ame, et qu'elle anéantit pour toujours dans une chair qui. chez elle ne ressuscite pas. D'où vient cette moitié de salut, sinon d'impuissance et de défectuosité? Y avait-il pour la bonté parfaite et consommée, une loi plus rigoureuse que de disputer à la mort l'homme tout entier, l'homme tout entier condamné par le Créateur, tout entier réparé par le Dieu très-bon? Autant qu'il m'est possible de sonder des dogmes ténébreux, la chair n'est-elle pas baptisée sous les drapeaux de Marcion? La chair n'est-elle point tenue loin des souillures du mariage? La chair n'est-elle pas déchirée dans les angoisses du martyre? Si l'on impute les prévarications à la chair, l'ame a succombé avant elle. La culpabilité remonte à l'ame: la chair n'est là que comme une esclave destinée à la servir. D'ailleurs la chair, une fois privée de l'ame, est incapable de péché. Il y a donc injustice et par conséquent bonté imparfaite à laisser sous l'empire de la mort, celle des deux substances qui est la plus innocente, une substance qui a failli par soumission plutôt que par choix, dont le Christ n'a pas revêtu la réalité, dans le système de l'hérésie, mais dont il a au moins emprunté selon elle les fantastiques apparences. Par cela même que le Christ s'est montré sous le fantôme de la chair, ne lui devait-il pas quelque honneur? Et l'homme, qu'est-ce |41 autre chose que la chair? C'est à la matière corporelle, et non à l'élément spirituel, que son auteur a imprimé le nom d'homme. «Le Seigneur créa l'homme du limon de la terre,» dit le texte sacré. Ici ce n'est pas l'ame qui reçoit le nom; l'ame vient du souffle divin. «Dieu répandit sur son visage un souffle de vie, et il eut une ame vivante.» Le surnom était juste pour le fils de la terre. «Et il plaça l'homme, poursuit l'écrivain inspiré, dans un jardin de délices.» Tu l'entends, toujours l'homme; ce que Dieu a pétri de ses mains, et non le souffle qu'il lui a communiqué; ici encore la chair, et non l'ame. S'il en est ainsi, quelle insolente audace de revendiquer la plénitude et la perfection pour une bonté qui, fidèle à délivrer l'homme dans sa partie distinctive et caractéristique, est impuissante à le sauver dans ses propriétés générales! Veut-on que la miséricorde par excellence consiste à sauver l'ame uniquement? Qu'arrive-t-il alors? La vie présente, dont nous jouissons, hommes entiers et complets, vaudra mieux pour nous que la vie à venir. Ressusciter en partie, qu'est-ce après tout? Un châtiment plutôt qu'une délivrance. Ce que j'attendais d'une bonté consommée, c'est que l'homme, libéré pour rendre hommage au Dieu très-bon, fût enlevé sur-le-champ au séjour et à la domination du dieu cruel. Mais, ô insensé Marcionite, aujourd'hui encore, la fièvre trouble ta raison. Mille aiguillons déchirent ta chair: les foudres, les guerres, les pestes, et les nombreux fléaux du Créateur, ne sont pas les seules calamités qui t'enveloppent: ses moindres reptiles t'épouvantent. Je suis à l'abri de ses coups, dis-tu; et le dard de l'un de ses insectes te remplit de douleur. Protégé contre lui dans l'avenir, pourquoi ne l'es-tu pas aussi dans le présent, afin qu'il y ait perfection? Bien différente est notre condition, à nous, vis-à-vis de l'auteur, du juge, du souverain offensé du genre humain. Tu préconises un Dieu uniquement bon, mais je te défie d'accorder la bonté parfaite avec un dieu qui n'achève pas ta délivrance. |42
XXV. Nous avons ramené à trois points essentiels tout ce qui se rattache à la bonté. Elle n'est pas conforme à l'idée de Dieu, attendu qu'elle ne se rencontre ni inhérente à sa nature, ni empreinte de sagesse, ni élevée à la perfection. Loin de là! Elle est cruelle, injuste, et, à ce titre même, indigne de ce nom. Supposons même qu'elle convînt à Dieu! un Dieu que l'on préconiserait pour une honte pareille, que dis-je, un Dieu qui ne posséderait que la bonté, n'existerait pas. Le moment est venu d'examiner ce point: Un Dieu peut-il n'être que bon? faut-il retrancher en lui les qualités qui en dérivent, la sensibilité, l'émotion, choses que les Marcionites interdisent à leur dieu et renvoient honteusement au Créateur, mais que nous autres nous lui reconnaissons, comme des facultés dignes d'un Dieu? Cet examen nous conduira à proclamer le néant d'une divinité qui ne possède pas tout ce qui est digne de la divinité. Puisqu'il avait plu à l'hérésie de mendier à Epicure je ne sais quelle divinité souverainement heureuse, impassible, en garde contre ce qui pourrait altérer son repos aussi bien que le repos d'autrui, et que ce fantôme elle l'a décoré du nom de Christ, car telle est l'invention qu'a rêvée Marcion en écartant de son Christ les sévérités et la puissance du juge, l'hérésie s'est fourvoyée. Elle aurait dû on imaginer un dieu entièrement immobile, plongé dans une stupide langueur; et alors qu'avait-il de commun avec le Christ, importun aux Juifs par sa doctrine, et à lui-même par ses impressions? ou bien le reconnaître à ses affections diverses comme le fils unique du Créateur; et alors pourquoi demander au troupeau d'Epicure une chimère aussi inutile à Marcion qu'aux Chrétiens! En effet, voilà qu'un dieu tranquille autrefois, longtemps peu soucieux de révéler son existence par la production la plus indifférente, sort de sa langueur après tant de siècles d'immobilité, se prend de compassion pour la délivrance de l'homme et s'ébranle dans sa volonté. Accessible à cette volonté nouvelle, ne |43 nous autorise-t-il pas à conclure qu'il est soumis à toutes les autres affections? Y-a-t-il volonté sans désir qui l'aiguillonne? La volonté marche-t-elle sans quelque sollicitude? Citez-moi un être raisonnable qui veuille une chose qu'il ne désire pas, qui la veuille et la désire, sans que ces mouvements de l'ame entraînent les soins et la préoccupation? De ce que le dieu improvisé a voulu, a convoité le salut de l'homme, il s'est suscité à lui-même des embarras, il en a suscité à d'autres. Si Epicure dit non, Marcion dit oui. En effet, il a soulevé contre lui l'élément que sa volonté, que ses désirs, que ses sollicitudes ont combattu, soit le péché, soit la mort; surtout il a tourné contre lui l'arbitre du péché et de la mort, le maître de l'homme, le Créateur. Poursuivons. Point d'œuvre qui s'accomplisse sans jalousie, sinon là où manque l'adversaire. En voulant, en convoitant, en prenant à cœur le salut de l'homme, il a jalousé et le rival qu'il dépouille à son propre bénéfice, et les chaînes de la victime qu'il affranchit. Avec la jalousie arrivent contre l'objet qu'elle jalouse, la colère, la discorde, la haine, le dédain, le refus, l'outrage, ses auxiliaires inséparables. Si tel est le cortège de la jalousie, la jalousie Je traîne avec elle dans la délivrance de l'homme. Or la délivrance de l'homme est l'acte d'une bonté qui ne pourra agir sans les sentiments et les affections qui la dirigent contre le Créateur. Autrement, déshéritez-la de ses sentiments et de ses affections légitimes, vous la proscrivez comme désordonnée et irraisonnable.
Nous développerons avec plus d'étendue cette matière quand il s'agira du Créateur et des reproches qu'on lui adresse.
XXVI. Pour le moment il suffira de démontrer qu'attribuer une bonté unique et solitaire à un dieu, en lui refusant tous les autres mouvements de l'ame que l'on érige en crime dans le Créateur, c'est précisément énoncer sa perversité. Il faut à Marcion un dieu sans jalousie, sans colère, sans condamnation, sans châtiment, puisqu'il ne s'assied |44 jamais sur un tribunal de juge. Mais alors, que deviennent et la sanction de ses lois, et cette sagesse dont on fait tant, de bruit? Etrange dieu que celui qui établirait des préceptes dont il ne garantirait pas l'observation! un dieu qui défendrait le crime et laisserait le crime impuni, parce qu'il manquerait de l'autorité nécessaire pour le frapper, étranger qu'il serait à tout sentiment qui éveille la sévérité et la correction! En effet à quoi bon défendre des prévarications qu'il ne pourra venger une fois commises? Il y aurait eu nulle fois plus de sagesse à ne pas défendre ce qu'il ne peut, châtier, qu'à laisser sans vengeance l'infraction de sa loi. Il y a mieux. Il a dû permettre l'iniquité sans détour: dans quel but prohiber, quand on n'a ni l'intention, ni la force de punir? On permet tout bas, ce que l'on interdit sans châtiment. Ensuite on n'interdit que ce qui déplaît. Par conséquent le comble de l'insensibilité serait de ne s'offenser pas de ce qui déplaît, quand l'offense se trouve en contravention avec une volonté, frustrée dans son attente. Ou bien non; il s'offense, donc il doit s'irriter; il s'irrite, donc il doit se venger. Car la vengeance est fille de la colère; la colère est la solde de l'offense; J'offense, nous venons de le dire, est la transgression de la volonté législatrice. Mais dans le système que nous combattons, Dieu ne punit pas, donc il ne s'offense pas; il ne s'offense pas, donc il n'y a pas transgression de sa volonté quand ou a fait ce qu'il a interdit. J'irai plus loin. On ne pèche qu'en conséquence de sa volonté. Y a-t-il contravention là où il n'y a point d'offense? Ou bien si vous faites consister soit la vertu, soit la bonté divine, à ne vouloir pas, à interdire même, sans toutefois s'émouvoir jamais de la transgression, vous m'autorisez à conclure que s'opposer au crime c'était n'y être pas insensible, et que l'indifférence n'arrive point après sa consommation, quand on s'occupait à le prévenir. Par la simple exposition de sa volonté, Dieu a prononcé un interdit. N'est-ce pas là juger? En exprimant ce qu'il veut, par conséquent en |45 défendant, il a jugé qu'il fallait s'abstenir: il a condamné le crime qu'il interdisait. Donc il juge. S'il est indigne d'un Dieu de juger, ou s'il ne lui convient de juger qu'autant qu'il condamne et défend, il ne lui convient pas davantage de punir le prévaricateur. Rien au contraire de plus antipathique à sa nature que de laisser dans le discrédit les défenses qu'il a imposées. Pourquoi cela? d'abord, n'importe la loi ou la sentence, il doit lui assurer le respect par quelque sanction, et contraindre l'obéissance par la crainte. Ensuite la chose qu'il n'a pas voulue, et qu'il a défendue en ne la voulant pas, est nécessairement son ennemie. Or, que Dieu épargnât le mal, cette détestable connivence serait plus honteuse que l'animadversion, surtout quand il s'agit d'un Dieu exclusivement bon, qui ne peut conserver son caractère qu'à la condition d'être l'ennemi du mal, d'aimer le bien par haine du mal, de protéger le bien pour extirper le mal.
XXVII. Mais non; d'une part, il juge le mal en ne le voulant pas; il le condamne en l'interdisant: de l'autre, il l'autorise en ne le réprimant pas, et l'absout en ne le punissant pas. O dieu prévaricateur de la vérité! dieu assez insensé pour abroger lui-même sa loi! il craint de condamner ce qu'il accuse; il craint de haïr ce qu'il désapprouve; il permet après l'événement ce qu'il a détendu auparavant. Il se contente de déclarer sa haine; mais de justifier son éloignement par des actes, ne le lui demandez pas. Une pareille bonté n'est qu'un rêve, toute cette doctrine qu'un fantôme, la loi qu'un puéril épouvantait, une sauve-garde assurée pour le crime. Écoutez, pécheurs, et vous tous qui ne l'êtes pas encore, écoutez, afin d'apprendre à le devenir. On a inventé à votre usage un dieu plus commode, un dieu qui ne s'offense pas, qui ne s'irrite pas, qui ne se venge pas; un dieu dans l'enfer de qui aucune flamme n'existe; un dieu qui ne possède contre vous ni lamentations, ni grincements de dents, ni ténèbres extérieures; un dieu qui ne connaît d'autre |46 sentiment que la bonté, qui défend le crime, il est vrai, mais seulement par forme et dans le texte de sa loi. A vous liberté pleine et entière. Souscrivez, si vous le trouvez bon, une vaine formule de soumission et d'hommage afin de feindre le respect; pour de la crainte, il n'en veut pas.
Telle est en effet la bannière qu'ont arborée les Marcionites. Ils se vantent de ne pas craindre leur dieu. La crainte, s'écrient-ils, passe pour le mauvais principe; à l'autre, il ne faut que l'amour. Insensé, tu l'appelles ton seigneur, et tu lui refuses l'hommage de la crainte! Réponds-moi. Le nom même de puissance peut-il aller sans la crainte? Mais comment aimeras-tu sans craindre de ne pas aimer? Tu ne le reconnais donc ni pour un père que l'on aime pour ses bienfaits et que l'on craint pour sa puissance, ni pour un légitime seigneur dont on chérit la bienveillance, dont on redoute la domination? Va, c'est ainsi qu'on aime les usurpateurs. Pour eux, on ne les craint pas. On ne craint qu'une autorité légitime et habituelle. On peut même aimer une autorité illégitime, elle repose sur les connivences plutôt que sur la loi, sur l'adulation plutôt que sur la puissance. Quelle adulation plus forte que de fermer les yeux sur le crime? Cours donc, toi qui ne crains pas Dieu parce qu'il est uniquement bon, cours te livrer sans remords à la fougue impétueuse de tes passions! Car tel est le bien suprême auquel aspirent ici-bas ceux qui ne craignent pas le Seigneur. Pourquoi ne pas te mêler à l'enivrement solennel d'un cirque idolâtre, aux jeux sanglants de l'arène, aux infâmes représentations du théâtre? La persécution est ouverte. Un prêtre t'attend au pied de l'idole et l'encensoir à la main. Hàte-toi: rachète ta vie par un désaveu. -----Moi, t'écries-tu, moi, un vil apostat! ---- Tu crains donc de pécher; mais par là même, qu'as-tu prouvé? Ta frayeur de celui qui a dit: «Tu ne pécheras point.»
L'extravagance est plus complète encore, si portant |47 dans ta conduite le même renversement d'idées que ton dieu dans ses ordonnances, lu respectes des lois dont il ne venge pas l'infraction. Mais afin de mettre en lumière tout le néant de ce système, demandez-leur ce qu'ils font du prévaricateur au jour du jugement? Il sera chassé de la présence divine, répondent-ils. Mais cette expulsion n'est-elle pas une sentence? Jugement, condamnation, tout est dans ce bannissement, à moins que par hasard le pécheur ne soit banni que pour être sauvé, comme semblerait l'exiger un Dieu uniquement bon. Mais être banni, qu'est-ce autre chose que d'être dépossédé du bien que l'on aurait obtenu sans la volonté qui repousse? Il ne sera donc repoussé que pour perdre le salut: sentence qui ne peut émaner que d'un maître qui s'irrite, qui s'offense, qui poursuit le crime. J'ai nommé le juge.
XXVIII. Mais enfin, qu'adviendra-t-il de ce coupable ainsi chassé? ---- Les flammes du Créateur lui serviront de refuge. ---- Ainsi, le dieu de Marcion n'a pas même un seul élément à lui, ne l'eût-il préparé d'avance que pour y reléguer loin des tortures les violateurs de sa loi, sans être contraint de les livrer aux tourments du Créateur. Et le Créateur, que fera-t-il de cette proie? il lui ouvrira, j'imagine, un abîme de soufre, vaste et profond comme ses blasphèmes; à moins que peut-être un dieu jaloux n'épargne les transfuges de son antagoniste. O dieu pervers sur tous les points, partout convaincu de démence, vain dans chacune de ses opérations! Dès qu'on l'approche, tout croule sous la main, et son essence, et sa nature, et ses créations, et sa sagesse, tout, jusqu'au sacrement de sa foi.
En effet, à quoi bon le baptême dans ce culte? Y verrai-je une rémission des péchés? Comment remettre les péchés, quand on est impuissant à les retenir? Pour les retenir, il faudrait châtier. La résurrection après la mort? Comment arracher la victime aux bras de la mort, quand on ne l'a pas enchaînée à la mort? Pour l'enchaîner, il |48 fallait la condamner originairement. Une régénération de l'homme? Mais on ne régénère que quand on a engendré. Point de réitération à qui n'a pas agi une première fois. La réception de l'Esprit saint? Comment conférera-t-il l'Esprit saint, celui qui n'a pas donné l'ame dans le principe? L'ame est, en quelque façon, le complément de l'esprit. Que fait-il donc? Il marque de son signe l'homme dont l'empreinte divine n'a jamais été brisée chez lui; il lave dans son baptême l'homme qui n'a jamais contracté de souillure chez lui; enfin, dans ce sacrement, où réside le salut tout entier, il plonge une chair déshéritée du salut. Demandez à l'agriculteur d'arroser une terre qui ne lui rapportera aucun fruit, il s'en gardera bien, à moins d'être aussi insensé que le dieu de Marcion. Pourquoi donc imposer à une chair si faible ou si indigne, le fardeau ou la gloire d'une si grande sainteté? Mais que dire de l'inutilité d'une loi qui sanctifie une ame déjà sainte? Encore un coup, pourquoi charger une chair faible? Pourquoi orner une chair indigne? Pourquoi ne pas récompenser par le salut cette faiblesse qu'on écrase, cette indignité qu'on embellit? pourquoi frustrer la chair du salaire de ses œuvres en l'excluant du salut? pourquoi, enfin, laisser mourir avec elle l'honneur de la sainteté?
XXIX. Le dieu de Marcion ne reçoit au baptême que des vierges, des veuves, des célibataires ou des personnes mariées et qui se séparent comme si tous ceux-ci n'étaient pas le fruit de l'union conjugale. Cette institution a son origine apparemment dans la réprobation du mariage. Examinons si elle est juste; examinons-la, non pas pour rabaisser, à Dieu ne plaise, le mérite de la chasteté avec quelques Nicolaïtes, apologistes de la volupté et de la luxure; mais comme il convient à des hommes qui connaissent la chasteté, l'embrassent, la préconisent, sans toutefois condamner le mariage. Ce n'est pas un bien que nous préférions à un mal, mais un mieux que nous préférons à un bien. En effet, nous ne rejetons pas le fardeau du |49 mariage, nous le déposons. Nous ne prescrivons pas la continence, nous la conseillons. Libre à chacun de suivre le bien ou le mieux, selon le degré de ses forces; mais nous nous déclarerons les intrépides défenseurs du mariage, toutes les fois que des bouches impies le flétriront: du nom d'impureté, afin de diffamer par là le Créateur qui a béni l'union de l'homme et de la femme dans des vues honnêtes, pour l'accroissement du genre humain, comme il a béni le reste de la création qu'il a destinée à des usages bons et sains. Condamnera-t-on les aliments, parce que trop souvent, apprêtés à grands frais, ils excitent la gourmandise? Faudra-t-il renoncer aux vêtements, parce que plus riches ils enflent d'orgueil par le luxe? De même, les rapports du mariage ne seront pas repoussés avec mépris par la raison que l'ardeur des sens s'y enflamme. Il y a une grande différence entre la cause et la faute, entre l'usage et l'excès. Gardons l'usage; mais l'abus, réprouvons-le, selon l'intention primitive du législateur lui-même qui, s'il a dit d'une part: «Croissez et multipliez,» de l'autre, a rendu cet oracle: «Tu ne commettras point d'adultère; ---- Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain; ----- Seront punis de mort l'inceste, le sacrilège et ces passions monstrueuses qui précipitent l'homme sur l'homme et sur les animaux.»
Mais si des bornes sont imposées au mariage, qu'une sagesse toute spirituelle, émanée du Paraclet, limite chez nous à une seule union contractée selon le Seigneur; c'est que la même autorité qui avait jadis lâché les rênes les a resserrées aujourd'hui. A la main qui avait déployé la voile de la retenir. A qui avait, planté la forêt de l'abattre; enfin, à qui avait semé la moisson de la recueillir. La même bouche qui avait dit autrefois: «Croissez et multipliez,» dira aujourd'hui: «Il faut que ceux qui ont des épouses soient comme s'ils n'en avaient point.» La fin appartient à celui qui a fait le commencement; toutefois abat-on la forêt parce qu'elle est coupable? Le |50 laboureur coupe-t-il la moisson pour la punir? Point du tout: la forêt, la moisson ont accompli leur temps. De même, les devoirs du mariage admettent les réserves elles sacrifices de la tempérance, non pas qu'ils soient criminels en, eux-mêmes, mais comme une moisson mûre et bonne à cueillir, destinée à relever la chasteté elle-même qui se plaît à vivre de privations. Voilà pourquoi, alors que le dieu de Marcion réprouve le mariage comme un crime et une œuvre d'impudicité, il agit au détriment de la chasteté qu'il semble favoriser. En effet, il en détruit la matière. Anéantissez le mariage: plus de tempérance. Otez la liberté, il n'y a plus d'occasion de manifester la continence. Certaines vertus s'attestent par leurs oppositions. Pareille «à la force qui se perfectionne dans la faiblesse,» la chasteté qui se reconnaît a la faculté de faire le contraire. Enfin, qui méritera la gloire de la continence, si on lui enlève ce dont elle doit s'abstenir? Met-on un frein à la gourmandise dans la famine? Répudie-t-on le luxe dans l'indigence? Enchaîne-t-on la volupté dans la mutilation de la chair? Poursuivons; conviendrait-il bien à un dieu très-bon d'arrêter la reproduction du genre humain? J'en doute fort. Comment sauvera-t-il l'homme à qui il défend de naître, en supprimant ce qui lui donne naissance? Comment déploiera-t-il sa miséricorde sur un être que sa volonté retient dans le néant? comment aimera-t-il celui dont il n'aime pas l'origine?
Mais j'entends; il craint l'excès de la population, de peur d'avoir à se fatiguer en rachetant un plus grand nombre d'hommes; il craint qu'il y ait plus d'hérétiques, et que des Marcionites il ne vienne des Marcionites encore mieux constitués que leurs pères. Va, ce Pharaon qui tuait les nouveau-nés ne sera pas plus barbare. L'un enlève les âmes, l'autre ne les donne pas; l'un arrache la vie, l'autre ferme les portes de la vie. Des deux côtés, égal homicide: c'est toujours un homme que l'on immole; celui-ci, après qu'il est né, l'autre, au moment de naître. |51 Dieu de l'hérésie, si tu entrais dans les plans de la sagesse du Créateur, tu lui rendrais grâces d'avoir béni l'union de l'homme et de la femme. C'est à elle que lu dois ton Marcion.
XXX. Assez sur le dieu de Marcion. Notre définition de l'unité divine, son essence, ses attributs prouvent indubitablement qu'il n'existe pas. Tout cet opuscule roule sur ce point. Si nos démonstrations paraissent insuffisantes à quelque lecteur, qu'il s'attende à en trouver le développement en son lieu, ainsi que l'examen des passages des Ecritures sur lesquels s'appuie Marcion»
Traduit par E.-A. de Genoude, 1852. Proposé par Roger Pearse, 2004.
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