TERTULLIEN
[Traduit par E.-A. de Genoude]
I. Nous avons coutume d'opposer aux hérétiques, comme argument abrégé, la prescription de la postériorité. En effet, de ce que la règle de la vérité qui, même déclara d'avance qu'il y aurait des hérésies, est venue la première, il sort la présomption que les doctrines de l'hérésie sont postérieures, puisqu'elles étaient annoncées d'avance par la règle de la vérité qui les précéda. Or, la doctrine d'Hermogène est née d'hier, c'est un homme de notre temps qui vit au milieu de nous. Son génie inquiet le destinait naturellement à l'hérésie. Il se croit éloquent, parce qu'il parle beaucoup; son impudeur, il la décore du nom de fermeté, et dire du mal de tout le monde, il l'appelle l'office d'une conscience vertueuse. Ajoutez à cela qu'il peint d'une manière illicite (1), et qu'il réitère le mariage; d'un côté, faisant servir la loi de Dieu au profit de la passion; de l'autre, la méprisant dans les pratiques de son art; deux fois faussaire, ici en cautérisant les consciences, là en mutilant les Ecritures; adultère depuis les |52 pieds jusqu'à la tête, et dans sa doctrine et dans sa chair, puisqu'il s'est associé à la contagion de ceux qui réitèrent le mariage, et que l'apostolique Hermogène lui-même n'a pas persévéré dans sa discipline. Mais qu'importe la personne? Je n'ai affaire qu'à la doctrine. Il ne semble pas qu'il reconnaisse un Seigneur Jésus-Christ différent du nôtre. Toutefois, il le fait autre qu'il le reconnaît; que dis-je? il enlève à Dieu tout ce qu'il est, en ne voulant pas qu'il ail créé de rien l'universalité des êtres. En effet, après être passé des Chrétiens aux philosophes, de l'Eglise à l'Académie et au Portique, voilà qu'il s'avise d'établir avec les Stoïciens une Matière, contemporaine du Seigneur, puisqu'elle a toujours été, n'ayant jamais pris naissance, n'ayant jamais été faite, sans commencement ainsi que sans fin, et dont le Seigneur se serait ensuite servi pour disposer toutes choses.
II. Voici par quels arguments ce détestable peintre a coloré cette première ombre, assurément dépourvue de lumière. Il établit, comme préliminaire, que le Seigneur a produit l'universalité des êtres ou de lui-même, ou de rien, ou de quelque chose, afin qu'après avoir montré qu'il n'a pu les produire ni de lui-même, ni de rien, il démontre ensuite ce qui reste, c'est-à-dire qu'il les a produits de quelque chose, et que ce quelque chose, c'était la Matière. Il n'a pu les tirer de lui-même, dit-il, parce que tous les êtres, tirés de la substance du Seigneur, auraient été autant de parcelles de lui-même. Or, Dieu n'admet aucun partage, puisqu'il est indivisible, immuable et toujours identique en sa qualité de Seigneur. D'ailleurs, s'il eût créé quelque chose de lui-même, il n'aurait été qu'une portion de lui-même. Il faudrait alors regarder comme imparfait tout ce qui se ferait et tout ce qu'il ferait, par la raison que cette chose se ferait d'un côté, tandis qu'il la ferait de l'autre. Ou bien, si c'est Dieu tout entier qui a fait la chose tout entière, le voilà dès-lors tout à la fois complet et incomplet, parce qu'il faudra |53 qu'il soit complet pour se produire lui-même, et incomplet pour se produire de lui-même. Or, là est la difficulté; car s'il existait, il ne deviendrait point, il serait. D'autre part, s'il n'existait pas, il ne produirait pas, puisqu'il n'aurait pas l'être. Celui qui existe toujours, ne se fait pas: il subsiste dans le siècle des siècles. Par conséquent, Dieu n'a point produit les êtres de lui-même, puisqu'il n'appartenait point à sa nature de pouvoir les produire de lui-même.
Que Dieu n'ait pu les créer de rien, Hermogène essaie de le prouver ainsi. Dieu est bon et très-bon. Il veut faire des choses bonnes et très-bonnes comme lui-même; ou plutôt, Dieu ne veut et ne fait que des choses bonnes et très-bonnes. Il faudrait donc que, conformément à sa nature, tous les êtres qu'il aurait produits fussent bons et très-bons. Or, l'expérience atteste qu'il en a créé de mauvais, ce qui n'a pu provenir de son choix et de sa volonté, parce que, s'il ne consultait que son choix et sa volonté, il ne ferait rien que de convenable et de digne de lui. Il faut en conclure que ce qu'il n'a pu faire par un acte de sa volonté, a été engendré par quelque substance mauvaise, la Matière sans doute.
III. Il ajoute encore: Dieu a toujours été Dieu; toujours aussi il a été Seigneur; pas un moment où il n'ait été Dieu. Or, il ne pourrait avoir été toujours Seigneur, non plus que toujours Dieu, si quelque chose n'avait toujours existé autrefois, dont il fût toujours le Seigneur; donc la Matière a toujours existé avec Dieu.
Hâtons-nous de réduire au néant cette dernière opinion d'Hermogène que j'ai cru devoir ajouter ici à cause de ceux qui ne comprennent pas pourquoi cette addition, afin qu'ils sachent que tous ses autres raisonnements sont aussitôt réfutés que compris. Nous déclarons que le nom de Dieu a de toute éternité résidé en lui-même; mais il n'en va point ainsi du nom de Seigneur, parce que la nature de l'un et de l'autre diffère. Dieu est le nom de la |54 substance elle-même, c'est-à-dire de la divinité. Seigneur, au contraire, n'est pas le nom de la substance, mais de la puissance; la substance a toujours existé avec son nom, qui est Dieu. Seigneur est la mention d'une chose nouvellement survenue. Car, à dater du jour où il y eut pour la première fois des êtres sur lesquels s'exerça la puissance du Seigneur, dès ce moment il est devenu et il a été appelé Seigneur, par cet accroissement de puissance. Parce que Dieu est père, Dieu est aussi juge; mais il ne s'ensuit pas qu'il ait toujours été père, ni qu'il ait toujours été juge, parce qu'il a toujours été Dieu. En effet, il n'a pu être père avant d'avoir un fils, ni juge avant qu'il y eût des offenses. Or, il y a eu un temps où il n'existait ni offense pour faire de Dieu un juge, ni fils pour faire de lui un père. De même, il n'a pas été Seigneur avant le domaine qui le constituât Seigneur; mais comme il devait être Seigneur un jour, ainsi qu'il est devenu père par un fils, ainsi qu'il est devenu juge par une offense, il est devenu Seigneur par les êtres qu'il avait créés pour le servir.
---- Pures subtilités! s'écrie Hermogène.
---- Nous avons pour nous le patronage de l'Ecriture, qui distingue en Dieu ces deux noms, et les manifeste chacun en leur temps. En effet, Dieu s'appelle d'abord Dieu, ce qu'il était toujours: « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Ensuite, tant qu'il crée les êtres dont il allait devenir Seigneur, il dit encore simplement: « Et Dieu dit.... Et Dieu fit.. Et Dieu vit... » Nul part alors de Seigneur. Mais il n'a pas plutôt créé l'univers et surtout l'homme lui-même, qui devait seul connaître son Seigneur, qu'il se surnomme Seigneur. Alors aussi il ajoute à son nom ce titre: « Et le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait formé.... Et le Seigneur Dieu commanda. » Dès ce moment, Dieu qui n'était que Dieu, devint Seigneur, depuis qu'il y eut un domaine dont il fût le maître. Jusque là, il était Dieu pour lui-même; il commença d'être Dieu pour les choses, lorsqu'il en fut le Seigneur. |55 Conséquemment, plus on s'imagine que la Matière a toujours subsisté, par la raison que Dieu a toujours été Seigneur, plus il est constant que rien n'a existé, puisqu'il est certain que Dieu n'a pas toujours été Seigneur.
J'ajoute encore une réflexion à cause de ceux qui ne comprennent pas; ---- Hermogène en est la dernière limite, ---- et je retourne contre lui ses propres conceptions. Puisqu'il nie que la Matière ait pris naissance ou qu'elle ait été faite, je trouve encore que le nom de Seigneur ne convient pas à Dieu par rapport à la Matière, car il faut nécessairement qu'elle ail été libre, puisque n'ayant point eu de commencement, elle n'a pu avoir de Créateur: ce qui existe par soi-même n'est asservi à qui que ce soit. Par conséquent, depuis que Dieu a exercé sur elle sa puissance, en produisant à l'aide de la Matière, dès ce moment, la Matière en subissant l'action de Dieu à titre de Seigneur, prouve invinciblement que Dieu n'a pas été Seigneur de tout temps.
IV. C'est par là donc que je commencerai à traiter de la Matière, puisque, dans ce système, Dieu l'assimile à lui-même, c'est-à-dire qu'elle n'est jamais née, qu'elle n'a jamais été faite, qu'elle est éternelle, n'ayant jamais eu de commencement, ne devant jamais avoir de fin. Quelle est l'origine de Dieu, sinon l'éternité? Quelle est la nature de l'éternité, sinon d'avoir toujours été, et d'être destinée à toujours subsister, en vertu de son privilège, qui veut qu'elle n'ait ni commencement ni fin. Si c'est là le caractère distinctif de Dieu, il n'appartiendra qu'à Dieu dont il est le caractère distinctif. Communiquez-le à un autre, il cesse dès-lors d'être le caractère distinctif de Dieu, qui le partage avec celui auquel vous l'assignez: « Quoiqu'il y en ait qui soient appelés dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, il n'y a d'ailleurs qu'un seul Dieu, qui est le Père, duquel procèdent toutes choses; » raison de plus pour que chez nous, ce qui est le caractère distinctif de Dieu lui appartienne à lui seul; encore un coup, un attribut qui lui serait commun avec un autre, ne serait plus |56 son caractère distinctif. S'il y a un Dieu, il faut que ce caractère soit unique, pour n'appartenir qu'à un seul. Ou bien, qu'y aura-t-il d'unique et de singulier, sinon l'être auquel rien ne se compare? Qu'y aura-t-il de sur-éminent, sinon l'être qui domine sur toutes choses; sinon l'être qui est avant toutes choses et de qui procèdent toutes choses? Dieu est le seul qui possède ces attributs, et en les possédant seul, il est un. Qu'un autre les possède, il y aura dès-lors autant de dieux qu'il y aura d'êtres possédant ce qui caractérise un Dieu. Hermogène introduit donc deux divinités. Il fait la Matière l'égale de Dieu. Il faut nécessairement que Dieu soit un, parce que Dieu est l'être souverainement grand; or, il n'y a d'être souverainement grand qu'autant qu'il est unique; l'être auquel on donne un égal cesse d'être unique, et la Matière devient l'égale de Dieu, lorsqu'on la fait éternelle.
V. ---- Mais Dieu est Dieu; la Matière est la Matière, répond Hermogène. ---- Gomme si la diversité des noms empêchait l'égalité, puisque l'essence fondamentale est la même! Que la nature et la forme diffèrent, peu importe, si la substance est identique. Dieu n'a jamais pris naissance. La Matière n'est-elle pas comme lui étrangère à la naissance. Dieu a toujours été. La matière aussi n'a-t-elle pas toujours été? Tous deux sans commencement, tous deux sans fin, tous deux principes de l'universalité des êtres, aussi bien celui qui a produit que celle avec laquelle il a produit. Car la Matière ne peut pas ne pas être l'auteur de toutes choses, puisqu'elle a fourni sa substance à l'universalité des êtres.
Que répondra Hermogène? Dira-t-il que la matière, tout en ayant quelque chose de Dieu, ne peut pas être assimilée à Dieu, parce que ne possédant pas la plénitude de la Divinité, elle répugne à la plénitude de la comparaison? Mais qu'a-t-il laissé de plus à Dieu, pour qu'il semble n'avoir point accordé à la Matière tout ce qui constitue Dieu?
La Matière, replique-t-il, se gouvernera de telle |57 manière, que l'autorité et la substance de Dieu demeureront sauves, en tant qu'il sera réputé le seul et le premier auteur, ainsi que le maître de toutes choses.
---- Mais la vérité, en défendant l'unité de Dieu, exige que ce qui est à lui n'appartienne qu'à lui. La chose lui appartiendra quand elle n'appartiendra qu'à lui seul. De là vient qu'il est impossible d'admettre aucun autre Dieu, parce qu'il n'est donné à qui que ce soit de posséder quelque chose de ce qui fait le Dieu.
---- Quoi donc, dis-tu, n'avons-nous pas quelque chose de Dieu? ---- Oui. Nous l'avons et nous continuerons de l'avoir par emprunt, mais non pas de notre propre fonds. En effet, nous serons des dieux, si nous méritons d'être tels qu'il nous l'annonça d'avance: « J'ai dit: vous êtes
des dieux. ---- Dieu a siégé dans l'assemblée des dieux; » mais cela en vertu de sa grâce, et non à titre de propriété, parce qu'il est le seul qui fasse des dieux. Toi, au contraire, lu donnes en propre à la Matière ce qu'elle a de commun avec Dieu; ou bien, si elle a reçu ce qui caractérise Dieu, je veux dire l'attribut de l'éternité, il faut donc croire qu'elle a un principe commun avec Dieu, et qu'elle n'est pas Dieu. Mais quelle contradiction que de lui accorder un principe commun avec Dieu, et de vouloir que le principe qu'Hermogène ne refuse pas à la Matière soit le privilège exclusif de Dieu!
VI. Il reste à Dieu, répond-il, d'être le premier et le seul auteur de toutes choses; d'être le Seigneur de toutes choses, et de ne pouvoir être comparé à qui que ce soit. Puis, il va tout à l'heure en gratifier la Matière. « Je suis le Dieu, » déclare le Tout-Puissant; « et il a juré souvent par lui-même, qu'il n'y avait pas d'autre Dieu que lui. » Mais Hermogène lui donnera un solennel démenti; car voilà la Matière devenue l'égale de Dieu, n'ayant jamais été faite, n'ayant jamais reçu la naissance, aussi étrangère à un commencement qu'à une fin. Dieu dira: « Je suis le premier. » Et comment sera-t-il le premier, puisque |58 la Matière lui est coéternelle? Entre des êtres coéternels et contemporains, point de rang, ou bien la Matière est également la première. « Moi seul j'ai étendu les deux. » Il se trompe; il ne les a étendus qu'avec celle qui lui a donné de quoi les étendre. Quand Hermogène déclare que la Matière exista sans porter atteinte à l'essence de Dieu, prends garde que nous ne lui répliquions, Dieu exista sans porter atteinte à l'essence de la Matière, pourvu néanmoins que l'essence soit commune. Il restera donc à la Matière d'avoir existé, mais avec Dieu, comme à Dieu d'avoir été seul, mais avec elle. Elle sera la première avec Dieu, parce que Dieu sera le premier avec elle; de plus, elle ne pourra être comparée à Dieu, parce que Dieu ne pourra lui être comparé; elle est auteur de l'univers avec Dieu; elle est souveraine avec lui. Voilà comme Dieu a quelque chose de la Matière, et non tout ce qui la constitue: Hermogène ne lui a donc rien laissé qu'il n'ait accordé également à la Matière; de sorte que la Matière est moins élevée jusqu'à Dieu, que Dieu n'est élevé jusqu'à la Matière. Ainsi donc, puisque les attributs distinctifs de Dieu, tels que d'avoir toujours été, de ne connaître ni commencement ni fin, d'être le premier et le seul auteur de foutes choses, conviennent également à la Matière, je le demande, où sont les caractères différents et étrangers à Dieu que la Matière possède en propre, et qui l'empêchent d'être comparée à Dieu? Là où se retrouvent tous les attributs propres à un Dieu, il y a présomption que tout le reste se ressemble.
VII. Hermogène déclare-t-il que la Matière est moindre que Dieu, inférieure à lui, que par conséquent elle en diffère, et conséquemment encore n'admet pas de comparaison avec un être plus grand qu'elle et supérieur à elle? Je lui oppose cette prescription; ce qui est éternel et incréé n'admet ni diminution ni abaissement, parce que ce privilège fait Dieu tout ce qu'il est, c'est-à-dire un être qui ne sera ni inférieur, ni soumis à personne, je me trompe, |59 qui sera plus grand, plus élevé que tous. De même que tous les êtres qui naissent et finissent, et par là même ne sont pas éternels, puisque le caractère de l'éternité, c'est de n'avoir ni commencement ni fin, comportent dès leur origine ce qui répugne à un Dieu, je veux dire la diminution et l'abaissement, parce qu'ils sont nés ou qu'ils ont été faits, de même Dieu les repousse invinciblement, parce qu'il n'a pas pris naissance et qu'il n'a pas été fait. Or, telle est l'essence de la Matière. Par conséquent, ces deux êtres, éternels, puisqu'ils n'ont jamais pris naissance et n'ont jamais été faits, Dieu et la Matière, possédant également, en vertu de la communauté de leur essence, ce qui ne comporte ni diminution ni abaissement, l'éternité, en d'autres termes, nous déclarons que l'un n'est pas plus petit ou plus grand que l'autre; que l'un n'est pas plus élevé ou plus abaissé que l'autre, mais qu'ils sont tous les deux également grands, également élevés, également heureux de ce bonheur parfait et inaltérable qui s'appelle l'éternité. Nous ne ressemblerons pas en effet aux nations qui, toutes contraintes qu'elles sont de confesser un Dieu, ne laissent pas néanmoins de le placer au-dessous des autres. La divinité n'admet pas de degré, puisqu'elle est unique. Si elle se trouve dans la Matière, par la raison qu'elle est incréée, n'a jamais été faite, et possède l'éternité, la divinité se trouvera des deux côtés, attendu que nulle part elle ne peut être inférieure à elle-même. Comment alors Hermogène ose-t-il établir des distinctions? Comment ose-t-il soumettre la matière à Dieu, celle qui est éternelle à celui qui est éternel, celle qui est incréée à celui qui est incréé; celle qui est auteur à celui qui est auteur, celle qui peut dire: Et moi aussi je suis la première; je suis avant toutes choses, et c'est de moi que dérivent toutes choses. Nous sommes égaux, nous avons existé ensemble, tous deux sans commencement et sans fin, tous deux sans auteur, tous deux sans Dieu. Quel Dieu donc m'asservit à un Dieu contemporain, coéternel? Est-ce parce qu'il se nomme |60 Dieu? Mais moi aussi j'ai mon nom. Ou bien, moi je suis Dieu, et lui il est la Matière, parce que nous sommes tous deux ce qu'est l'un de nous. Croyez-vous donc que l'hérétique n'ait pas élevé la Matière jusqu'à Dieu, quoiqu'il prétende la lui soumettre.
VIII. Il y a mieux; il l'élève au-dessus de Dieu lui-même, et c'est Dieu plutôt qu'il asservit à la Matière, lorsqu'il veut que Dieu ait tout produit à l'aide de la Matière. Si en effet il s'en servit pour créer l'univers, voilà que la matière lui est supérieure, puisqu'elle lui fournit les éléments de son œuvre, et Dieu est soumis à la Matière, puisqu'il a eu besoin de sa substance. Personne, en effet, qui n'ait besoin de la chose qu'il emploie; personne qui ne soit soumis à la chose dont il a besoin pour pouvoir s'en servir; conséquemment personne qui, en se servant d'un bien étranger, ne soit inférieur à celui dont il emploie la chose. Personne enfin qui, en accordant, à un autre d'user de ce qui lui appartient, ne soit par là même supérieur à celui qu'il investit de ce droit. Il suit de là que la Matière n'a point eu besoin de Dieu, mais qu'à ce Dieu qui avait besoin d'elle, elle s'est montrée riche, libérale, magnifique, parce qu'il était inférieur à elle, j'imagine, condamné à la faiblesse, et inhabile à créer de rien ce qu'il voulait. Grand et signalé service qu'elle rendit à Dieu! Par elle, il a eu de quoi faire reconnaître aujourd'hui sa divinité, et proclamer sa toute-puissance, excepté toutefois qu'il n'est pas tout-puissant, s'il n'a point la puissance de tirer du néant toutes choses! Toujours est-il que la Matière a gagné par là d'être reconnue la contemporaine et l'égale de Dieu, ou, pour mieux dire, sa protectrice, à moins cependant qu'elle ne soit connue comme telle que d'Hermogène et des philosophes, qui sont les patriarches des hérétiques. Car elle est encore cachée pour les prophètes, pour les Apôtres, et j'imagine aussi pour Jésus-Christ.
IX. Que, pour créer le monde, Dieu se soit servi de |61 la Matière en qualité de Seigneur, Hermogène ne peut le soutenir: Dieu n'a pu être le Seigneur d'une substance qui lui est égale.
---- Mais il s'en est servi probablement à titre précaire.
---- Oui, si bien à titre précaire, mais non comme possesseur d'un domaine à lui, que toute défectueuse que fût la Matière, il eut le courage d'employer une substance mauvaise, apparemment par la nécessité de sa faiblesse, qui l'empêchait de créer les êtres de rien, mais non par un acte de sa puissance; car s'il avait pu, en sa qualité de Dieu, commander à la Matière qu'il savait mauvaise, Seigneur et infiniment bon, il eût commencé par en corriger la nature défectueuse, afin d'employer une substance bonne au lieu d'une mauvaise. Toutefois, comme il n'était que bon, sans être Seigneur, il l'employa telle qu'il la trouva, montrant ainsi qu'il était contraint de céder à la nature de la Matière, puisque, s'il en eût été le Seigneur, il l'aurait réformée. En effet, c'est ainsi qu'il faut répondre à Hermogène, lorsqu'il soutient que Dieu employa la Matière, en vertu de son titre de Seigneur, mais non comme une chose qui fût à lui, puisqu'elle n'avait pas été créée par lui. Il suit de là que le mal vient de Dieu; car s'il n'en est pas l'auteur, puisque ce n'est pas lui qui l'a fait, toujours est-il qu'il le permet, puisqu'il en est le Seigneur. Si au contraire la Matière n'est pas à Dieu, en tant que le mal n'est pas à lui, dès qu'il se sert du bien d'autrui, ou il l'a employé par une sorte de tolérance, attendu qu'il en avait besoin, ou il l'a usurpé violemment, attendu qu'il était le plus fort. Car on prend le bien d'autrui de ces trois manières, ou en vertu de son droit, ou par autorisation, ou à main armée, c'est-à-dire, domaine, titre précaire, violence. Il n'y a pas lieu au domaine; qu'Hermogène choisisse donc ce qui est le plus convenable à un Dieu, qu'il ait créé le monde avec la Matière préexistante, ou à titre précaire, ou par violence.
X. Dieu n'aurait-il donc pas fait plus sagement de ne |62 créer absolument rien, que de créer quelque chose à titre précaire, ou par violence, et cela avec une substance mauvaise? En supposant même que la Matière fût infiniment bonne, ne devait-il pas regarder comme indigne de lui, de créer quoi que ce soit avec le bien d'autrui, quelque bon qu'il fût? Il a manqué de prudence, si produisant le monde à cause de sa gloire, il n'est parvenu qu'à prouver qu'il est le débiteur d'une substance étrangère, et qui plus est, dépourvue de bonté.
---- Fallait-il donc, reprend Hermogène, qu'il créât toutes choses de rien, pour que l'on mît aussi les maux sur le compte de sa volonté?
---- En vérité, il faut que l'aveuglement des hérétiques soit grand pour raisonner ainsi, lorsqu'ils supposent un autre dieu bon et très-bon, parce qu'ils regardent le Créateur comme l'auteur du mal, ou bien lorsqu'ils élèvent la Matière jusqu'au Créateur, pour que le mal provienne de la Matière et non du Créateur, puisqu'aucun Dieu n'est à l'abri de cette accusation, et va passer pour l'auteur du mal, quel qu'il soit, dès que, sans avoir fait le mal par lui-même, il permit à qui que ce soit et n'importe comment, de le produire. Qu'Hermogène le sache donc, en attendant que nous établissions ailleurs la distinction et la cause du mal, son blasphème n'avance rien. En effet, voilà que Dieu devient, sinon l'auteur, au moins l'approbateur du mal, puisque, malgré sa bonté infinie, il supporta, si longtemps avant la formation du monde, la perversité de la Matière, qu'il aurait dû réformer en sa qualité de Dieu bon et opposé au mal. Point de milieu! Ou il a pu la corriger et il ne l'a pas voulu; ou il l'a voulu, mais il ne l'a pas pu, Dieu sans puissance. S'il l'a pu sans le vouloir, il est mauvais lui-même, puisqu'il a favorisé le mal. Dès-lors il peut en être regardé comme l'auteur, parce qu'il a beau ne l'avoir pas créé, toutefois, s'il n'avait pas voulu qu'il existât, il n'existerait point; il a donc créé personnellement ce à quoi il a permis d'être. |63 Connais-tu quelque chose de plus honteux? S'il a voulu l'existence d'une chose qu'il a refusé de produire par ses propres mains, il s'est mis en contradiction avec lui-même, en voulant l'existence d'un être qu'il n'a pas voulu produire, et en ne voulant pas produire un être dont il a voulu l'existence. Il en a voulu l'existence comme si c'était un bien; il n'a pas voulu le produire comme si c'était un mal. Ce qu'il a déclaré mauvais en refusant de le produire, il l'a proclamé bon en lui permettant d'être; en supportant le mal comme quelque chose de bon, au lieu de l'extirper sur-le-champ, il se trouve en être le promoteur: crime, si c'est volontairement; honte, si c'est par nécessité. En un mot, Dieu n'est plus que l'esclave ou le complaisant du mal, dès qu'il a vécu avec la perversité de la Matière, à plus forte raison s'il a opéré sur une Matière perverse.
XI. Toutefois, où sont les preuves d'Hermogène pour nous persuader que la Matière est mauvaise? Car il ne pourra s'empêcher d'appeler mauvais ce à quoi il assigne le mal en partage. Nous avons établi en principe que ce qui est éternel n'admettant ni diminution ni abaissement, ne peut être regardé comme inférieur à un autre être coéternel. Conséquemment, nous disons que le mal ne lui convient pas davantage, parce qu'en vertu de l'éternité qu'il possède, on ne peut abaisser ce qui répugne à toute espèce d'abaissement. Mais, puisque d'ailleurs il est démontré que ce qui est éternel, tel que Dieu, et par quoi Dieu est seul en étant éternel, et bon en étant Dieu, est l'Etre souverainement bon, comment la Matière sera-t-elle un mal, elle qui, en sa qualité d'éternelle, doit être nécessairement regardée comme l'être souverainement bon? Ou bien si ce qui est éternel peut être cru un mal, ce mal, en sa qualité d'éternel, sera invincible et insurmontable. Il faudra en conclure que vainement nous travaillons à « retrancher ce mal du milieu de nous; » que vainement Dieu nous le recommande et nous le prescrit; c'est trop peu, que vainement Dieu s'en constitue le juge, par |64 conséquent que ses châtiments seront injustes. Que si le mal doit finir le jour «où le démon, qui en est comme le chef, aujourd'hui relégué dans le puits de l'abîme, aura été précipité dans les flammes que Dieu prépara pour lui et pour ses anges; où la manifestation des enfants de Dieu aura délivré toute créature du mal, parce qu'elle est soumise à la vanité; » où rendus à leur innocence et à leur intégrité primitives, « les troupeaux iront à la pâture avec les bêtes féroces, et les enfants à la mamelle se joueront avec l'aspic; où le Père aura placé comme un escabeau sous les pieds du Fils ceux qui le combattaient,» c'est-à-dire les artisans du mal; en un mot, si le mal doit avoir une fin, il faut nécessairement qu'il ait commencé, et voilà que la Matière aura un commencement, puisqu'elle doit finir avec le mal. Ce qui est regardé comme mal doit participer à l'essence du mal.
XII. Eh bien! d'accord: la Matière est mauvaise, et très-mauvaise par nature conséquemment, de même que Dieu est bon et très-bon, aussi en vertu de sa nature. Il faut nécessairement que la nature demeure fixe et déterminée, aussi constamment attachée au mal dans la Matière, qu'inébranlable et immuable dans le bien, chez Dieu. En effet, si la nature pouvait dans la Matière passer du mal au bien, il s'ensuivrait que dans Dieu elle peut passer du bien au mal.
---- Mais si la nature n'admet pas de changement, me dira-t-on, « les pierres ne pourront donc susciter des enfants à Abraham; les races de vipères produire des fruits de pénitence, ni les enfants de la colère devenir les enfants de la paix? »
---- C'est sans fondement que tu allègues ces exemples, ô homme! car des choses qui ont eu un commencement, telles que des pierres, des vipères et des hommes, n'ont rien de commun avec la question de la Matière qui est incréée. Par là même que leur nature a eu un commencement, elle peut avoir une fin. Mais n'oublie pas que la |65 Matière a été une fois pour toutes reconnue éternelle, puisqu'elle n'a ni auteur ni commencement, et que, par conséquent, il faut regarder sa nature comme immuable et incorruptible, d'après le principe que nous oppose Hermogène lui-même, lorsqu'il nie que Dieu ait rien pu produire de lui-même, parce que l'Etre éternel ne change pas, tandis qu'il perdrait ce qu'il est en devenant par le changement ce qu'il n'était pas, s'il n'était pas éternel. Quant au Seigneur éternel, il ne peut être autre chose que ce qu'il est toujours. Eh bien! je le réfuterai par sa propre déclaration. Je puis attaquer la Matière au même titre, puisque voilà que Dieu tire des choses bonnes et très-bonnes d'une Matière mauvaise et même très-mauvaise: « Et Dieu vit qu'elles étaient bonnes, et Dieu les bénit, » parce qu'elles étaient très-bonnes, apparemment, et non parce qu'elles étaient mauvaises et. très-mauvaises. La Matière a donc subi une transformation, et s'il en est ainsi, elle a perdu l'essence fondamentale de l'éternité; en un mot, sans sa forme, elle est anéantie. Mais l'éternité ne peut se perdre, parce que, si elle n'est pas inamissible, l'éternité n'est pas. Elle n'a donc pu subir aucune transformation, parce que si l'éternité existe, l'éternité ne peut changer.
XIII. Mais, comment, demandera-t-on, des créatures qui n'ont pas subi de transformation, ont-elles pu naître bonnes en sortant de la Matière? Comment la semence de ce qui est bon et très-bon se trouve-t-elle déposée dans ce qui est mauvais et très-mauvais? Assurément un arbre qui est bon ne produit pas de mauvais fruits, parce que sans bonté point de Dieu; de même qu'un arbre mauvais n'en produit pas de bons, parce que, point de Matière si elle n'est très-mauvaise. Ou bien non, donnons-lui quelques germes de bonté: elle cesse alors d'avoir une nature uniforme, c'est-à-dire complètement mauvaise, pour revêtir une double nature, moitié bonne et moitié mauvaise. Ici on demandera de nouveau si, dans un sujet |66 bon et mauvais, « peuvent s'allier la lumière et les ténèbres, la douceur et l'amertume. » Ou bien si des choses aussi différentes que le bien et le mal ont pu se réunir dans la Matière, et composer sa double nature, féconde en fruits de l'une et de l'autre espèce, les biens ne peuvent pas plus dès-lors être imputés à Dieu, que les maux ne lui sont imputés. Comme ils dérivent également de la propriété de la Matière, ils appartiennent également à la Matière. A ce prix, nous ne devons plus à Dieu aucune action de grâces pour ses biens, plus aucun reproche pour ses maux. Il n'a rien fait par sa propre volonté. Qu'est-il donc? l'esclave de la Matière.
XIV. On a beau dire, en effet, que tout en produisant les biens à l'occasion de la Matière, il ne laisse pas de les avoir créés par choix et volonté, en découvrant ce qu'il y avait de bon dans la Matière, quoique ce soit là encore une honte pour Dieu, toujours est-il que quand il tire les maux de la Matière, même en ne les produisant que malgré lui, il devient l'esclave de la Matière, puisqu'il ne peut les tirer d'une substance mauvaise que malgré lui, car il est bon; par nécessité, car c'est malgré lui; par un acte de servitude, car il obéit à la nécessité. Qu'il ait créé le mal par nécessité ou librement, qu'y a-t-il là de plus honorable? En effet, il Ta créé par nécessité, s'il l'a tiré de la Matière: il l'a produit librement, s'il l'a créé de rien. Vainement donc tu travailles à justifier Dieu du reproche d'avoir créé le mal; dès qu'il l'a tiré de la Matière, le mal sera imputé à celui qui l'a fait, en tant qu'il en a été la cause efficiente. Sans doute, il y a une différence de dire qu'il l'a tiré de quelque part ou qu'il l'a produit de rien. Mais peu importe d'où il l'a tiré, pourvu qu'il l'ait tiré d'où cela était le plus digne de lui? Or, il était plus digne de lui de le créer par un acte de sa volonté plutôt que par un acte de la nécessité, c'est-à-dire de le faire sortir du néant plutôt que de la Matière. Il est plus raisonnable aussi de croire que Dieu a été libre plutôt qu'esclave dans la création du |67 mal: quelle que soit sa puissance, la puissance lui convient plus que la faiblesse.
Mais si nous accordons, d'une part, que la Matière ne renfermait en elle rien de bon, de l'autre, que Dieu a produit par sa propre vertu tout ce qu'il a produit de bon, il va s'élever encore d'autres difficultés. D'abord, si nulle espèce de bien ne se trouvait dans la Matière, le bien n'est donc pas sorti de la Matière, puisque la Matière n'en possédait aucun germe. En second lieu, s'il n'est pas sorti de là Matière, il est donc sorti de Dieu. S'il n'est pas sorti de Dieu, il est donc sorti du néant. D'après le système d'Hermogène, il n'y a plus que cela.
XV. Or, si le bien n'est pas le produit de la Matière, parce qu'il ne résidait pas en elle, attendu qu'elle est mauvaise, ni de Dieu, parce que rien ne peut être créé de Dieu, comme l'établit Hermogène, il suit de là que le bien a été fait de rien, puisqu'il n'est le produit de personne, de Dieu pas plus que de la Matière. Mais si le bien a été créé de rien, pourquoi pas le mal aussi? Il y a mieux; pourquoi toutes les créatures ne sont-elles pas sorties du néant, si quelque chose en est sorti, à moins que la puissance divine, qui a tiré une chose du néant, ait été impuissante à en tirer toutes choses? Dira-t-on que le bien est sorti d'une Matière mauvaise, puisqu'il ne sort ni du néant ni de Dieu? Il faut donc que, contrairement à l'immutabilité, privilège de ce qui est éternel, il ait son origine dans la transformation de la Matière. Hermogène niera aussitôt que le bien ait pu sortir de la Matière dont on le fait sortir. Il est nécessaire cependant qu'il soit sorti de quelqu'une des choses d'où il a nié qu'il ait pu sortir.
D'ailleurs, si le mal n'a pu sortir du néant sans que Dieu en devienne l'auteur, par la raison qu'on l'imputerait à sa volonté, et qu'il faille l'attribuer à la Matière, afin qu'il appartienne à celle dont la substance l'a formé, dans ce système, comme je l'ai dit, Dieu va passer pour l'auteur du mal, puisque, au lieu de tirer de la Matière, en vertu |68 de sa même puissance et de sa volonté, des choses bonnes et rien que des choses bonnes, comme il l'aurait dû, il en a tiré néanmoins qui toutes ne sont pas bonnes, et même qui sont mauvaises, les voulant, mauvaises, par conséquent, si leur existence a dépendu de lui, ou bien impuissant à ne créer que des choses bonnes, s'il l'a voulu sans l'exécuter, puisque peu importe que Dieu soit l'auteur du mal par impuissance ou par volonté.
Ou bien quelle raison avait-il pour qu'après avoir créé des biens, en sa qualité de Dieu bon, il créât aussi des maux, comme si la bonté lui manquait, puisqu'il ne s'est pas borné à des créations en harmonie avec sa nature? Son œuvre à lui une fois consommée, quel besoin avait-il d'agir dans les intérêts de la Matière, en créant ensuite le mal, pour se faire reconnaître seul bon au bien qu'il avait créé, tandis que la Matière ne serait pas reconnue mauvaise au mal qu'elle avait engendré? Le bien n'en aurait fleuri qu'avec plus d'éclat sans le souffle du mal. Car Hermogène détruit les arguments de quelques-uns qui prétendent que les maux étaient nécessaires pour faire ressortir les biens, qui brillent mieux par les contrastes. Ainsi donc, ce n'est pas pour cette raison que le mal fut créé: ou bien, si quelque autre motif en détermina l'origine, pourquoi donc n'aurait-il pas pu naître de rien? Dieu serait justifié du reproche d'être l'auteur du mal, par la même raison qui l'excuse aujourd'hui, lorsqu'il fait sortir les maux de la Matière. Si elle l'excuse, il est donc vrai que la question est entraînée de toutes parts là où ne le veulent point ceux qui, sans examiner la distinction du mal, et sans savoir comment l'attribuer à Dieu, ou le séparer de Dieu, livrent Dieu à de nombreuses et indignes contradictions.
XVI. Au début de cette discussion, sur laquelle il me faudra peut-être revenir, je déclare donc qu'il faut attribuer ou à Dieu le bien et le mal qu'il a engendrés de la Matière, ou bien à la Matière, de laquelle il les a engendrés, ou bien l'un et l'autre à tous les deux à la fois, parce |69 que tous les deux sont mutuellement solidaires, et celui qui a produit, et celle de qui il a produit, ou enfin à chacun des deux son domaine distinct; car de troisième après Dieu et la Matière, il n'y en a pas. Le bien et le mal appartiennent-ils à Dieu? Dieu paraîtra aussi l'auteur du mal: or, le Dieu infiniment bon ne peut-être l'auteur du mal. Imputez-vous le bien et le mal à la Matière? La Matière devient aussitôt le principe du bien; or la Matière qui est mauvaise ne peut jamais être le principe du bien. Attribuez-vous l'un et l'autre à tous les deux? Mais voilà encore la Matière placée au niveau de Dieu. Tous deux seront égaux; tous deux auront une part semblable dans le bien et dans le mal. Or la Matière ne peut être assimilée à Dieu sans qu'il en résulte par là même deux divinités. Assignez-vous à l'un une chose, à l'autre une autre, c'est-à-dire le bien à Dieu, le mal à la Matière, alors le mal n'est plus imputé à Dieu, ni le bien à la Matière; mais Dieu, en faisant sortir de la Matière le bien ainsi que le mal, les crée concurremment avec elle. S'il en va ainsi, je ne sais par quel côté peut s'échapper l'opinion d'Hermogène, qui ne veut pas que Dieu soit l'auteur du mal, tout en voulant qu'il l'ait engendré de la Matière n'importe comment, soit par sa volonté, soit par nécessité, soit par un motif quelconque. Or, si celui qui a fait est l'auteur du mal, lui associer la Matière qui lui fournit les éléments de sa substance, c'est détruire la cause qui motivait l'introduction de la Matière. En effet, si la Matière n'apparaît ici que pour justifier Dieu du reproche d'être l'auteur du mal, Dieu n'en reste pas moins l'auteur du mal, même avec la présence de la Matière. Ainsi, la Matière une fois exclue, par là même que disparaît la nécessité de sa présence, il ne reste plus qu'à établir que Dieu a créé toutes choses de rien. A-t-il créé les maux aussi? Nous le verrons quand nous aurons examiné si le mal existe, et si ce que tu appelles de ce nom est un mal véritable. Il est plus digne de sa grandeur d'avoir fait |70 sortir du néant, même le mal, que de l'avoir créé aux dépens d'autrui, s'il est vrai qu'il lui a fallu l'assistance de la Matière. Ce qui convient à Dieu, c'est la liberté et non la nécessité. J'aime bien mieux qu'il ait voulu créer le mal par lui-même, que de le voir fatalement conduit à le créer.
XVII. L'essence du Dieu unique exige impérieusement cette condition: il n'est unique que parce qu'il est seul; il n'est seul qu'autant que rien n'existe avec lui; il sera donc le premier, parce que tout est après lui; tout est après lui, parce que tout provient de lui; tout provient de lui, parce que tout sort du néant; de sorte que cette Ecriture a pu dire avec raison: « Qui a pénétré les desseins du Seigneur? qui est entré dans son conseil? qui a-t-il consulté? qui lui a enseigné les voies de l'intelligence et de la sagesse? qui lui a donné pour qu'il lui soit rendu? » Personne apparemment, parce qu'il n'y avait pour le seconder aucune force, aucune matière, aucune nature de substance quelle qu'elle fût. Or, s'il a opéré sur la Matière préexistante, il faut nécessairement qu'il en ait reçu et la pensée et le plan de ses dispositions comme une voie d'intelligence et de sagesse. Car il a dû pour opérer consulter la qualité de la chose et la nature de la matière, bien plus que sa volonté: tant, il est vrai qu'il a créé les maux suivant les dispositions de la Matière, mais que sa propre nature n'y a été pour rien.
XVIII. Si la Matière est nécessaire à Dieu pour créer notre monde, ainsi que l'a pensé Hermogène, Dieu avait une Matière mille fois plus digne et plus appropriée, une Matière sur laquelle il ne faut point interroger les philosophes, mais les prophètes, je veux parler de sa Sagesse. Elle seule a lu dans les desseins du Seigneur. « Qui connaît ce qui est à Dieu et en Dieu, sinon l'Esprit qui réside en lui? » Son Esprit, sa sagesse, voilà quel fut son conseiller, « la voie de la Sagesse et de l'intelligence elle-même. » C'est d'elle qu'il créa toutes choses, en créant par elle et avec elle. « Lorsqu'il étendait les cieux, |71 dit-elle, j'étais là; lorsqu'il entourait l'abîme d'une digue; lorsqu'il suspendait les nuées et qu'il fermait les sources de l'abîme qui est sous le ciel, alors j'étais auprès de lui. C'était moi qui faisais ses délices, me jouant sans cesse devant lui, quand il se réjouissait d'avoir créé l'univers, et qu'il se plaisait à habiter avec les fils des hommes. » Qui n'admettrait plus volontiers celte Sagesse comme le principe et la source de toutes choses, Matière des Matières, qui n'était pas inférieure à elle-même, qui ne différait pas d'essence, que n'agitait pas un mouvement continuel, que ne déshonorait pas une forme grossière, mais innée, s'appartenant en propre, intelligente et d'une beauté merveilleuse, telle enfin que peut en avoir besoin un Dieu qui a plus besoin de ce qui est à lui que de ce qui est à autrui? En un mot, aussitôt qu'il eut reconnu qu'elle lui était nécessaire pour créer l'universalité des êtres, voilà qu'il procède à leur formation, et engendre dans lui-même. «Le Seigneur, est-il dit, m'a possédée au commencement de ses voies; avant les siècles, j'étais; avant de produire la terre, avant d'affermir les fondements des montagnes, avant de poser le sommet des collines, il m'avait engendrée. Les abîmes n'étaient pas, que j'étais déjà née. » Qu'Hermogène reconnaisse donc pourquoi il est dit de la Sagesse de Dieu qu'elle est née et qu'elle a été créée. C'est afin que les hommes fussent bien convaincus qu'il n'y a rien qui n'ait pris naissance et n'ait eu un commencement, excepté Dieu lui seul. Si, en effet, ce qui naît dans le Seigneur lui-même, de lui et en lui, a eu un commencement, c'est-à-dire si sa Sagesse elle-même naquit et fut créée au moment où elle commença de se mouvoir dans la pensée de Dieu, pour ordonner toutes les œuvres de notre monde, à plus forte raison est-il impossible d'admettre que rien de ce qui existe en dehors du Seigneur n'a eu de commencement. Mais si cette même Sagesse est le Verbe de Dieu, Verbe, c'est-à-dire Sagesse, « sans lequel rien n'a été |72 fait, » de même que rien n'a été disposé sans la Sagesse, comment supposer qu'il y a quelque chose, excepté le Père, qui soit plus ancien que le Fils de Dieu, son Verbe unique et premier-né, et par la même qu'il y a quelque chose de plus noble que lui, bien loin de penser que la Matière incréée soit plus puissante que ce qui a été créé, ce qui n'a pas été fait que ce qui a été fait? Car la chose qui, pour être, n'a eu besoin d'aucun créateur, sera beaucoup plus élevée en rang que celle qui, pour être, a eu besoin d'un Créateur. Conséquemment, si le mal est incréé, tandis que le Verbe de Dieu est né, « Mon cœur, est-il dit, ne contient plus la parole heureuse, » je ne comprends pas comment le mal peut être produit par le bien, le plus fort par le plus faible, puisque ce qui est incréé émane de ce qui est créé. Hermogène conséquemment met la Matière au-dessus de Dieu, en la mettant au-dessus du Fils. « Car le Fils est le Verbe, et, ce Verbe est Dieu. ----Mon Père et moi, nous ne sommes qu'un, » dit-il, à moins que le Fils ne voie avec un œil d'indifférence qu'on lui préfère celle dont l'hérétique fait l'égale du Père.
XIX. Mais j'en appelle aux livres de Moïse, où sont consignées nos origines, et par lesquels nos antagonistes essaient, quoique vainement, d'établir leurs misérables conjectures, de peur que le procès ne soit pas instruit là où il a dû s'instruire. Ils ont donc pris occasion de quelques paroles, ainsi que le pratiquent ordinairement les hérétiques, pour torturer le sens des choses les plus simples. En effet, « de ce principe lui-même dans lequel Dieu créa le ciel et la terre, » ils ont fait quelque chose de solide et de corporel auquel ils donnent le nom de Matière. Pour nous, restituant à chaque mot sa propriété, nous entendons par ce principe le commencement, et nous disons que cette expression convient à des choses qui commencent à être. En effet, rien de ce qui doit naître n'est sans commencement, ni sans que le commencement pour elle ne |73 soit le moment où elle est pour la première fois. Ainsi, principe ou commencement est un mot qui désigne un début, mais non la dénomination de quelque substance. Maintenant, si le ciel et la terre sont les œuvres principales que créa Dieu avant de créer toutes les autres choses, c'est à bon droit que l'Ecriture dit de ce qui a été créé le premier: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre, » de même qu'elle aurait dit: A la fin, Dieu créa le ciel et la terre, s'il les avait créés après l'universalité des êtres.
Ou bien, si par principe il faut entendre quelque substance, la fin sera aussi quelque Matière. Sans doute une substance peut être le principe d'une autre chose qui sortira d'elle, de même que l'argile est le principe du vase, de même que le germe est le principe de l'herbe. Mais quand nous employons le mot principe dans le sens d'origine et non d'ordre, nous ne manquons pas de mentionner particulièrement la chose que nous regardons comme le principe de l'autre. Par exemple, si nous disons: Dans le principe, le potier fit un plat, ou bien une amphore, principe ici ne signifiera point Matière, car je n'ai point pris la Matière dans le sens d'origine, mais d'ordre par rapport au reste de l'ouvrage, parce que le potier commença par un plat et une amphore, avant de faire autre chose. Le mot principe désignera donc l'ordre que l'artisan suit dans son œuvre, mais non l'origine de toutes les autres substances.
Je puis encore donner au mot principe une explication qui n'est pas hors de propos. Dans la langue grecque, A'PXH, qui répond à notre mot principe, indique non-seulement le rang, mais la primauté et la puissance. Voilà pourquoi l'on appelle ARCHONTES les princes et les magistrats. D'après cette signification, principe équivaudrait à principauté ou à puissance. Dieu, en effet, créa le ciel et la terre pour attester sa puissance et sa principauté.
XX. Eh bien! le mot grec ne signifie que principe, et principe que commencement; je te l'accorde; mais nous |74 avons encore à reconnaître pour commencement celle qui dit: « Le Seigneur m'a engendrée au commencement de ses voies, avant de créer ses œuvres. » Si, en effet, tout a été produit par la Sagesse de Dieu, Dieu en créant le ciel et la terre dans le principe, c'est-à-dire dans le commencement, les créa dans sa Sagesse. En un mot, si principe signifiait Matière, l'Ecriture n'aurait pas dit: « Dans le principe, Dieu créa, » mais Dieu créa du principe, puisque ce n'eût pas été dans la Matière, mais avec la Matière qu'il aurait créé. Or, il a pu dire de la Sagesse, « dans le principe. » En effet, il créa d'abord dans la Sagesse, puisque c'est en méditant et en ordonnant dans elle le plan de l'univers, qu'il l'avait déjà créé d'avance, parce qu'en supposant même qu'il aurait dû se servir d'une Matière préexistante pour produire son œuvre, il l'avait déjà produite en la méditant et en l'ordonnant dans sa Sagesse. « Elle a beau être le « commencement de ses voies, » comme le premier acte de la Sagesse est la pensée et l'ordonnance, puisque Dieu ne procède à son œuvre que par la contemplation de son Verbe, l'Ecriture, après m'avoir montré le Dieu qui crée et l'œuvre qu'il crée, ne me disant pas également d'où il la crée, me fournit encore ici son autorité. En effet, puisque trois choses principales se manifestent dans une œuvre, quelle qu'elle soit, celui qui fait, la chose qui est faite, la Matière dont elle se fait, trois noms doivent se rencontrer dans le légitime récit de toute œuvre, la personne de l'auteur, la nature de l'œuvre, et la substance ou la Matière. Si la Matière n'est pas nommée là où sont nommés les œuvres et le Créateur, il est évident que ce dernier a produit de rien. On ne manquerait pas de spécifier de quoi il a créé, s'il avait créé de quelque chose.
Enfin, je citerai l'Evangile pour compléter l'autorité de l'Instrument antique. Il devait d'autant plus nous montrer de quelle Matière Dieu avait créé toutes choses, qu'il nous révèle par qui toutes choses ont été créées. « Au commencement était le Verbe; » dans ce même |75 commencement « où Dieu créa le ciel et la terre. Et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait. » Puisqu'ici nous voyons manifestement celui qui fait, c'est-à-dire Dieu; ce qui est fait, c'est-à-dire toutes choses, et par qui elles sont faites, c'est-à-dire le Verbe, l'ordre des idées n'exigeait-il pas aussi qu'on nous fît connaître de quoi Dieu avait créé, par le Verbe, l'universalité des êtres, s'ils avaient été tirés de quelque chose. L'Ecriture n'a donc pu nommer ce qui n'existait pas. Et en ne le nommant pas, elle me prouve suffisamment que cela n'a pas été. Eût-elle manqué de le nommer, s'il eût existé?
XXI. ---- Mais, me dira-t-on, si tu préjuges que l'universalité des êtres a été créée de rien, parce qu'il n'est pas rapporté formellement que quelque chose est sorti d'une Matière préexistante, prends garde que la partie adverse, de ce qu'il n'est pas déclaré ouvertement que quelque chose a été créé de rien, n'en prenne occasion de conclure que tout est sorti de la Matière.
---- Il est facile, je le sais, de rétorquer certains arguments; mais il ne s'ensuit pas qu'ils soient également admissibles, lorsque les motifs diffèrent. En effet, quoique l'Ecriture n'ait pas plus dit: Tout a été créé de rien, qu'elle n'a dit: Tout a été créé de la Matière, il y avait moins de nécessité pour elle de déclarer que tout avait été créé de rien, qu'il n'y en avait de nous apprendre que tout avait été créé de la Matière, si cela était véritable. Ne pas exprimer d'où est créée une chose créée de rien, c'est attester qu'elle est créée de rien. Elle ne court pas le risque que je la croie créée de quelque chose, quand on ne me montre pas de quoi elle est créée. Au contraire, une chose est-elle créée d'une autre? Si vous ne me déclarez pas formellement de quoi est créée cette même chose, dès que vous ne me montrez pas de quoi elle est créée, je vais commencer par la croire créée de rien, par là même que vous ne me montrez pas de quoi elle est créée. Ensuite |76 fût-elle même de nature à ne pouvoir être regardée que comme créée de quelque chose, je la supposerai infailliblement encore créée de tout autre Matière que la Matière dont elle est créée, si vous ne m'exposez pas de quelle Matière elle l'a été. Conséquemment, si Dieu n'avait pu faire toutes choses de rien, quand même l'Ecriture n'aurait pas ajouté qu'il a créé toutes choses de rien, elle aurait dû déclarer absolument qu'il les avait créées de la Matière, s'il les avait réellement créées de la Matière, parce que l'un devait se comprendre, même sans avoir besoin d'être exprimé, tandis que l'autre restait toujours en doute, s'il n'était formellement énoncé.
XXII. Que tel ait été le motif du silence qu'a gardé l'Esprit saint dans cette Ecriture, cela est si vrai, qu'en parlant d'une œuvre et de son auteur, il ne manque jamais d'y joindre la Matière d'où elle provient: « Que la terre, dit-il, produise les plantes verdoyantes avec leur semence, les arbres avec des fruits chacun selon son espèce, qui renferment en eux-mêmes leur semence, pour se reproduire sur la terre. Et il fut ainsi. La terre produisit donc des plantes qui portaient leur graine suivant leur espèce, et des arbres fruitiers qui renfermaient leur semence en eux-mêmes suivant leur espèce. » Et ailleurs: « Dieu dit encore: Que les eaux produisent les animaux qui nagent, et que les oiseaux volent sur la terre et sous le ciel! Et il fut ainsi. Et Dieu créa les grands poissons et tous les animaux qui ont la vie et le mouvement que les eaux produisirent, chacun selon son espèce. » Puis, quelques lignes plus bas: « Dieu dit aussi: Que la terre produise des animaux chacun selon son espèce, les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes sauvages selon leurs différentes espèces. » Si donc Dieu, en tirant des choses qu'il avait déjà créées des choses nouvelles, déclare et montre par la bouche du prophète ce qu'il en a tiré, quoiqu'il nous fût possible de penser qu'elles avaient été tirées d'une chose ou d'une |77 autre, pourvu que ce ne soit pas de rien, puisque déjà il en existait dont elles pouvaient sortir; si l'Esprit saint a mis tant de soin à nous apprendre d'où provenait telle ou telle chose, eût-il oublié de nous instruire également sur l'origine du ciel et de la terre, en nous indiquant d'où le Seigneur les avait tirés, et de quelle Matière se composait leur origine, pour paraître ainsi d'autant plus les avoir formés de rien, qu'il n'y avait rien encore dont il pût les former? Conséquemment, de même qu'il désigne d'où a été tiré ce qui l'a été de quelque chose, de même, en ne disant pas d'où une chose a été tirée, il confirme qu'elle l'a été de rien. J'en conclus que, « dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre. » J'adore la plénitude de l'Ecriture, parce qu'elle me révèle et le Créateur et son œuvre. De plus, je trouve dans l'Evangile le Verbe, ministre et conseil de celui qui gouverne le monde. Que tout ait été créé d'une Matière préexistante, je ne l'ai encore lu nulle part. A l'officine d'Hermogène de nous montrer où cela est écrit. Si cela n'est pas écrit, qu'il redoute ce terrible « malheur! » qui attend « ceux qui ajoutent ou qui retranchent. »
XXIII. Mais il invoque le passage suivant, où il est écrit: « La terre était invisible et sans forme. » Car il applique à la Matière le nom de terre, parce que la terre en provient. Il veut ensuite que le verbe était désigne une Matière qui existât autrefois sans avoir jamais commencé ni reçu l'être, « Invisible et informe, » ajoute-t-il, parce que la Matière, selon lui, était grossière, confuse, désordonnée. Je réfuterai l'une après l'autre chacune de ces opinions; mais en attendant, donnons-lui cette réponse. Nous t'accordons qu'il s'agit ici de la Matière. Toutefois, de ce qu'elle était avant toutes choses, l'Ecriture indique-t-elle que le Seigneur en ait tiré quelque chose? Non, assurément, elle n'affirme rien de pareil. Que la Matière ait existé autant qu'il lui plaira, je me trompe, comme il plaira à Hermogène, je te l'accorde; elle a pu exister néanmoins, sans que Dieu en ait tiré la moindre, |78 chose, soit parce qu'il ne convenait point à Dieu d'avoir besoin de son assistance, soit assurément parce qu'il n'est pas dit qu'il ait tiré quelque chose de la Matière.
---- Elle eût donc existé sans motif, me dis-tu?
---- Non point absolument sans motif. Quoiqu'elle n'ait pas servi à la formation du monde, l'hérésie en est sortie, une hérésie d'autant plus impudente qu'au lieu d'être née de la Matière, c'est l'hérésie qui créa la Matière elle-même.
XXIV. Je reviens maintenant à chacun des articles qui, selon Hermogène, désignent la Matière. Et d'abord, interrogeons les noms. J'en lis un des deux dans l'Ecriture, celui de Terre. L'autre, celui de Matière, je ne l'y trouve pas. Pourquoi donc, te demanderai-je, quand la Matière n'est pas nommée dans l'Ecriture, lui donnes-tu la dénomination de terre, comme une autre espèce de substance? Il y a plus. La Matière, après avoir été appelée de son nom, devait recevoir aussi celui de Terre, pour me prouver que Terre et Matière représentent une seule et même chose, de peur que je n'attribuasse à cette seule substance un nom qui appartient en propre à celle sous lequel elle est plus connue; ou bien, afin qu'il ne me fût pas possible, si je le voulais, de l'appliquer à une autre espèce, ou de le communiquer à la première Matière venue. En effet, lorsqu'il n'y a pas de nom spécial pour désigner la chose à laquelle est assigné un nom commun, moins il est visible à qui appartient ce nom, plus il me sera possible de l'attribuer à tout autre substance. Ainsi, quand même Hermogène nous prouverait que la Matière a reçu le nom de terre, il lui resterait encore à prouver que la terre a reçu le nom de Matière, pour avoir droit de lui assigner les deux noms.
XXV. Il veut donc que, dans cette Ecriture, il soit question de deux terres: l'une que Dieu créa au commencement; l'autre, la Matière, dont il a été dit: « La terre était invisible et sans forme. » Conséquemment, si je |79 lui demande laquelle dos deux a dû donner à l'autre le nom de terre, il me répondra que celle qui a été faite emprunta son nom à celle de qui elle a été faite, parce qu'il est plus vraisemblable de croire que la postérité doit son nom à l'origine, que l'origine à la postérité. S'il en va ainsi, je soulèverai une autre question: La terre que Dieu a faite, peut-elle raisonnablement tirer son nom de celle qui a concouru avec lui à la création? En effet, je lis dans Hermogène et tous les autres partisans de la Matière, que cette terre fut invisible, sans forme et grossière; mais que l'autre terre, c'est-à-dire la nôtre, reçut de Dieu sa forme, son aspect et sa parure. Elle est donc devenue autre chose que celle dont elle a été produite. Or, si elle est devenue autre chose, elle n'a pu participer au nom de celle dont elle n'avait pas gardé la nature. Si terre fut le nom propre de cette première Matière, celle qui n'est plus matière, puisqu'elle a subi une transformation, ne comporte plus le nom de terre qui lui est étranger, et ne convient plus à son essence.
---- La Matière qui a été travaillée, me réponds-tu, c'est-à-dire la terre, a gardé la communauté de nom et d'espèce avec celle qui était son principe.
---- Point du tout. Car je n'appellerai plus argile, mais vase, ce qui a été fait de cette matière. L'ambre a beau être un mélange d'or et d'argent, il ne se nommera plus or ni argent, il devient l'ambre. Une chose qui s'éloigne de la nature d'une autre, perd son nom pour en revêtir un particulier avec sa nature nouvelle. Or, que la terre actuelle n'ait pas gardé l'essence fondamentale de la première, c'est-à-dire de la Matière, je n'en veux d'autre preuve que le témoignage qui lui est rendu dans la Genèse: « Et Dieu vit qu'elle était bonne. » Hermogène, au contraire, regarde la Matière comme l'origine et la cause du mal.
En dernier lieu, si cette terre est Matière, pourquoi la Matière n'est-elle pas terre, également? Il y a plus. Le |80 ciel et tous les êtres devraient recevoir indifféremment le nom de Matière et de terre, s'ils sont formés de la Matière.
J'en ait dit assez sur ce mot terre, qui, selon Hermogène, équivaut à Matière. Tout le monde sait, grâce aux enseignements de la nature d'abord et de l'Ecriture ensuite, que c'est là le nom d'un seul élément, à moins que, sur l'autorité de Théopompe, il ne faille ajouter foi à ce Silène, qui assure au roi Midas qu'il existe un autre univers. Mais le même historien rapporte qu'il y a un grand nombre de dieux.
XXVI. « Mais pour nous, il n'y a qu'un Dieu, » et qu'une terre, que Dieu créa dans le principe, et dont l'Ecriture, lorsqu'elle commence à nous en exposer l'origine, nous dit d'abord qu'elle a été créée, puis nous apprend quelles sont ses qualités, de même qu'après avoir déclaré que le ciel a été créé, « Au commencement, Dieu fit le ciel, » elle nous fait connaître ensuite quelles sont ses dispositions: « Et Dieu divisa les eaux supérieures d'avec les eaux inférieures, et il appela le firmament ciel, » celui-là même qu'il avait créé dans le commencement. Il en va de même pour l'homme: « Et Dieu créa l'homme; il le créa à l'image de Dieu. » Elle expose ensuite de quelle manière il le créa: « Il le forma du limon de la terre, et il souffla au visage de l'homme, et l'homme fut fait ame vivante. » Voilà comme il convient à la narration de procéder; elle prélude, puis elle achève; elle commence par nommer, ensuite elle décrit. D'ailleurs, quelle bizarrerie que, sans avoir jamais parlé de la Matière, sans même l'avoir jamais nommée, elle se mette à retracer sa forme et son aspect extérieur! La voilà qui raconte ce qu'elle est avant de m'apprendre qu'elle existe; elle me montre la figure de ce quelque chose sans forme, et elle m'en cache le nom. Dans notre système, au contraire, combien il est plus croyable que l'Ecriture fasse connaître la disposition de cette même chose dont elle a |81 révélé d'abord l'origine et le nom. Enfin, quelle plénitude dans ce sens: « Dans le commencement, Dieu créa le ciel et la terre; or la terre était invisible et sans forme, » cette même terre apparemment que Dieu créa et que l'Ecriture venait de désigner. Car cet or lui-même, destiné à unir un membre de phrase à l'autre, a été placé là pour servir de lien à la narration. « Or la terre..... » Par ce mot, la Genèse revient à celle dont elle avait parlé tout à l'heure et enchaîne le sens. En doutez-vous? Supprimez la conjonction or, toute liaison est rompue. Vous pouvez appliquer à toute autre terre ce qui a été dit: « La terre était invisible et sans forme. »
XXVII. Mais toi, relevant fièrement la tête et la reportant en arrière avec un geste dédaigneux, « Elle était, » dis-tu, c'est-à-dire qu'elle a toujours existé, sans commencement, sans principe, ce qui ne convient qu'à la Matière. Pour moi, je répondrai simplement et sans aucune prononciation emphatique, que « elle était » peut se dire de toute chose, même de celle qui a été créée, qui a reçu la naissance, qui n'exista point autrefois, et qui ne serait pas la Matière. En effet, de tout ce qui possède l'être, à quelque titre qu'il le possède, qu'il ait commencé ou qu'il n'ait pas commencé, n'importe, par là même qu'il est, on dira: « Il était. » La chose dont le verbe, à son premier temps, nous exprimait l'existence, sera désignée dans ses rapports par le même verbe à mesure qu'il se conjuguera. « Elle est; » principe de la définition. « Elle était; » signe de la relation. Voilà quelles sont les arguties et les subtilités des hérétiques qui torturent la simplicité des expressions les plus ordinaires pour en faire autant d'énigmes. Grande difficulté vraiment! La terre qui a été créée « était! »
XXVIII. Il faut examiner sans doute si ces mots « invisible et grossière » conviennent à la terre qui vient d'être créée, ou bien à celle dont elle a été créée, afin que « elle était » se rapporte à la même que celle dont |82 l'aspect a été caractérisé. Il y a mieux. Non-seulement nous prouverons que cette forme convenait à cette terre, mais même qu'elle n'a pu convenir qu'à elle. En effet, s'il est vrai que la Matière toute seule subsistât à côté de Dieu, puisqu'il n'y avait entre eux l'obstacle d'aucun élément, attendu qu'après elle et Dieu il n'y avait rien, il s'ensuit qu'elle ne pouvait être invisible. Hermogène supposât-il même que les ténèbres existaient dans la substance de la Matière, nous répondrons à cette difficulté dans son lieu, dès que les ténèbres sont visibles, même à l'homme (car nous apercevons ce que sont les ténèbres), à plus forte raison le seront-elles à Dieu. Si leur qualité était d'être invisibles, on ne les connaîtrait pas. Où donc l'hérétique a-t-il appris que celle qui était cachée par son invisibilité était grossière, confuse, désordonnée? Ou bien, si cette circonstance lui a été révélée par Dieu, qu'il le prouve.
De même, je demande s'il a pu être dit de la Matière qu'elle était grossière? Assurément ce qui est imparfait est grossier; assurément encore il n'y a d'imparfait que ce qui a été fait. Ce qui n'est fait qu'à demi est imparfait?---- D'accord, me réponds-tu. ---- Donc, par conséquent, la Matière qui n'a jamais été faite n'a pu être imparfaite. Celle qui n'a point été imparfaite n'a pu être grossière. Sans commencement, puisqu'elle n'a point été faite, elle n'a pas eu davantage de rudiment. Le rudiment est un accident de ce qui commence. Il n'en va point ainsi de la terre. Comme elle a été faite, on peut dire qu'elle a été grossière. Dès qu'elle a été faite, elle a été imparfaite avant d'arriver à sa perfection.
XXIX. Je vois Dieu consommer toutes ses œuvres par degré; créant d'abord le monde avec des éléments incultes, puis le consacrant ensuite par la beauté de ses formes. Il ne commence point par monder la lumière de la splendeur du soleil; par tempérer les ténèbres par les rayons consolateurs de la lune; par semer dans les cieux la |83 poussière de ses astres et de ses étoiles; par peupler les mers de leurs gigantesques habitants. Il ne dote pas sur-le-champ la terre de sa riche fécondité. D'abord il lui donne l'être; plus tard il la peuple d'habitants, pour qu'elle ne demeure pas vide. «Car, dit Isaïe, ce n'est pas en vain, mais pour l'homme, qu'il l'a formée.» Maintenant donc que la voilà faite, elle deviendra parfaite un jour; jusque là, « elle est invisible et grossière. » Grossière, il est vrai, par cela même qu'elle est invisible, attendu qu'elle n'est pas parfaite pour l'œil, ni pourvue de tout ce qui lui manque encore; invisible, parce qu'elle est environnée par un rempart liquide, trésor de sa fécondité; épaisse, pour que notre chair ait quelque ressemblance avec sa forme. Ainsi le chante le Psalmiste: « La terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur; l'univers et tout ce qui l'habite est à lui. C'est lui qui l'a affermi au milieu des mers et qui l'a élevé au-dessus des fleuves. » L'aride, qui jusque là était couverte par les eaux, devint plus brillante par la séparation des eaux qui se précipitèrent vers le fond de l'abîme. Dès ce moment elle devient visible, lorsque Dieu dit: « Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent en un seul lieu, et que l'aride paraisse. » Que l'aride paraisse, entends-tu? mais non qu'elle soit; car elle était déjà créée, mais elle continuait d'être invisible jusqu'à ce moment. Aride, dit le Seigneur, parce qu'elle allait le devenir par la séparation des eaux, tout en demeurant terre. « Et Dieu appela l'aride, terre, » mais non Matière. Arrivée par la suite à sa perfection, elle cessa d'être grossière, aussitôt qu'elle eut entendu cette parole du Seigneur: « Que la terre produise les plantes verdoyantes avec leur semence, les arbres avec des fruits, chacun selon son espèce, qui renferment en eux-mêmes leur semence, pour se reproduire. » Et ailleurs: « Que la terre produise des animaux vivants, chacun selon son espèce: les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes fauves, |84 selon leurs différentes espèces. » La divine Ecriture a donc tenu parole. A celle qu'elle avait nommée d'abord invisible et grossière, elle a rendu sa beauté et sa perfection. D'autre Matière invisible et grossière, il n'en existait pas. Ta Matière sera donc visible et parfaite par la suite. Je veux donc voir la Matière, car elle est devenue visible; je veux la reconnaître pour parfaite, afin que ma main cueille aussi les fleurs de son sein, les fruits dont se couronnent ses arbres, et que les animaux qu'elle nourrit servent à mon usage. Mais la Matière, je ne la trouve nulle part, tandis que la terre est partout sous nos yeux. Je la vois; j'en jouis à chaque moment, depuis qu'elle a cessé d'être invisible et grossière; c'est d'elle, à n'en point douter, qu'Isaïe a dit: «Telle est la parole du Seigneur qui a étendu les cieux; du Dieu qui a rendu visible la terre, et qui l'a formée. » Assurément, celle qu'il a rendue visible, c'est celle qu'il a formée. Et comment l'a-t-il rendue visible? en disant: « Que l'aride paraisse. » Pourquoi lui ordonner de paraître, sinon parce qu'elle ne paraissait point autrefois, afin qu'il ne l'eût point créée en vain, en la rendant visible et par là même habitable? Que conclure de tout cela? C'est que la terre que nous habitons est la même qui a été créée et montrée par Dieu, et qu'il « n'y a pas d'autre terre grossière et invisible » que celle qui a été créée et m'a été montrée. En un mot, ces expressions, « Or la terre était invisible et grossière, » se rapportent, à celle que Dieu sépara du ciel.
XXX. Mais le texte suivant fortifiera sans doute les conjectures d'Hermogène: « Et les ténèbres couvraient la face de l'abîme, et l'Esprit de Dieu reposait sur les eaux, » comme si le mélange de ces substances lui donnait gain de cause en faveur d'un chaos universel. Loin de là. En nommant les uns après les autres « les ténèbres, l'abîme, l'Esprit de Dieu, les eaux,» une exposition si diverse d'éléments distincts et certains ne laisse rien à la confusion ni à l'incertitude. La preuve va devenir |85 encore plus manifeste; leur assigner à chacun leurs limites, « les ténèbres sur l'abîme, l'Esprit sur les eaux, » c'était mer la confusion des substances, puisque l'écrivain sacré en établissait la distinction en nous montrant la disposition de chacune.
Enfin, il est absurde que cette même Matière, qui nous est représentée comme informe, soit reconnue telle par la dénomination de tant de formes différentes, sans que l'on nous ait appris quel est ce corps confus, qu'il faut croire unique par conséquent; car ce qui est informe est uniforme. Mais un corps informe, réunion confuse d'éléments divers, ne devra nécessairement avoir qu'un seul aspect, parce que ce n'est point en avoir, que d'en avoir un seul par le mélange de nombreux éléments. D'ailleurs, point de milieu! ou la Matière avait en elle-même ces espèces différentes qui servaient à la désigner, je veux dire les ténèbres, l'abîme, l'Esprit et les eaux, ou elle ne les avait point. Si elle les avait, comment nous la donner comme dépourvue de formes? Si elle ne les avait pas, comment la reconnaître?
XXXI. On se réfugie dans cet argument. L'Ecriture, dit-on, n'a voulu parler que du ciel et de notre terre, parce que Dieu les créa dans le commencement. Quant aux espèces mentionnées plus haut, il n'y a rien de semblable. Conséquemment, comme il n'est pas désigné qu'elles ont été faites, elles appartiennent à la Matière incréée. Nous répondrons aussi à cette difficulté. L'Ecriture divine s'expliquerait déjà assez clairement, si elle nous affirmait que les ouvrages les plus éminents de la création, le ciel et la terre, ont été formés par Dieu, qu'ils ont par conséquent les ornements qui leur sont propres, et qui eux-mêmes sont renfermés dans ces corps principaux. Or les ornements du ciel et de la terre étaient alors les ténèbres et l'abîme, et l'Esprit et les eaux. En effet, l'abîme et les ténèbres étaient répandus sur la terre. Si l'abîme était au-dessous de la terre, et les ténèbres au-dessus de l'abîme, les ténèbres |86 et l'abîme sans aucun doute étaient au-dessous de la terre. Quant à l'Esprit et aux eaux, ils étaient placés au-dessous du ciel. Car si les eaux étaient sur la terre, puisqu'elles l'avaient couverte, et que l'Esprit fût sur les eaux, l'Esprit et les eaux étaient également au-dessus de la terre. En étant au-dessus de la terre, ils étaient par là même au-dessous du ciel. De même que la terre embrassait l'abîme et les ténèbres, de même le ciel renfermait dans son sein l'Esprit et les eaux.
Ce n'est donc pas une chose nouvelle que de nommer seulement le contenant, parce qu'il est la chose principale, en y comprenant le contenu comme chose qui en fait partie. Que je dise, par exemple, la ville a bâti un théâtre et un cirque; la scène était de telle et telle nature; des statues bordaient le canal; l'obélisque dominait tout l'ensemble. Quoique je n'aie point dit formellement que ces différentes espèces d'ornements ont été construites par la ville, ne sera-t-il pas vrai qu'elle les a construites en même temps que le cirque et le théâtre? N'ai-je point ajouté qu'elles avaient été faites du moment qu'elles se trouvent dans les édifices dont j'ai affirmé tout à l'heure la construction, et que l'on a pu comprendre qu'elles étaient là où elles étaient?
Mais laissons cet exemple, puisqu'il est emprunté aux choses humaines. L'autorité de l'Ecriture elle-même va m'en fournir un autre. «Le Seigneur, dit-elle, forma l'homme du limon de la terre; il répandit sur son visage un souffle de vie, et l'homme eut une ame vivante. » Elle nomme ici le visage de l'homme. Dit-elle qu'il a été créé par Dieu? Elle parle ensuite de côte, d'os, de chair, d'yeux, de sueur et de sang. Indique-t-elle qu'ils soient l'ouvrage de Dieu? Que répondra Hermogène? Les membres de l'homme appartiendraient-ils à la Matière incréée, parce qu'il n'est pas déclaré explicitement que chacun d'eux a été créé? Ou bien sont-ils compris dans la formation de l'homme? J'en dis autant de l'abîme, des |87 ténèbres, de l'Esprit et des eaux, qui sont comme les membres du ciel et de la terre. Les membres ont été créés avec les corps; les membres sont donc nommés avec les corps. Point d'élément qui ne soit un membre de l'élément dans lequel il est contenu. Or tous les éléments, quels qu'ils soient, sont renfermés dans le ciel et la terre.
XXXII. Voilà comment je répondrais pour l'Ecriture présente, dans la supposition qu'elle n'eût paru nommer que la création de ces corps, c'est-à-dire du ciel et de la terre. Elle savait que les esprits intelligents reconnaîtraient d'eux-mêmes les membres dans les corps; voilà pourquoi elle adopta un langage abrégé. Toutefois, elle prévit bien que des hommes grossiers ou trompeurs, étouffant au fond de leur conscience ce sens implicite, réclameraient pour les membres eux-mêmes la mention expresse qu'ils ont été créés. Voilà pourquoi elle nous enseigne formellement dans d'autres passages que chacune de ces espèces a été faite par Dieu. Tu as d'abord la Sagesse qui dit: « J'ai été engendrée avant l'abîme, » afin que tu croies que l'abîme lui-même a été engendré, c'est-à-dire fait, parce qu'avoir des fils, c'est les avoir engendrés. Au reste, que l'abîme ait été créé ou qu'il soit né, qu'importe le mot, pourvu qu'un commencement lui soit assigné, ce qui n'aurait pas lieu, s'il relevait de la Matière. Quant aux ténèbres, écoute le Seigneur lui-même, parlant par la bouche d'Isaïe: « C'est moi qui ai formé la lumière et créé les ténèbres. » Amos n'est pas moins formel au sujet de l'Esprit. « Voici celui qui forme le tonnerre, qui crée l'Esprit, et annonce aux hommes son Christ, » montrant par là qu'il a créé cet Esprit, qu'il avait envoyé sur la terre après sa formation, « puisqu'il était porté sur les eaux, » balançant et animant par son souffle ce vaste ensemble, mais sans être Dieu lui-même, comme le pensent quelques-uns, parce qu'il est écrit: « Dieu est Esprit. » Les eaux, en effet, n'eussent pas suffi à porter le Seigneur; l'Ecriture entend par là l'Esprit qui forme les vents et les tempêtes, témoin |88 ce passage d'Isaïe: « L'esprit est sorti de moi, et j'ai créé toute espèce de souffle. » La même Sagesse nous parle ainsi des eaux: « Lorsqu'il posait les fondements des abîmes de celle qui est sous le ciel, je disposais et ordonnais avec lui. »
Maintenant que nous avons prouvé que ces différentes espèces de créatures ont été produites par Dieu, quoique la Genèse les nomme sans rappeler formellement leur création, notre antagoniste répondra peut-être: Eh bien, je vous l'accorde; elles ont été créées, mais de la Matière préexistante. Ces paroles de Moïse: « Les ténèbres couvraient l'abîme, et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, » indiquent la Matière; mais il y a plus; toutes les autres Ecritures montrent çà et là que ces différentes espèces sont sorties de la Matière.
---- Ainsi, répliquerai-je, de même que la terre est née de la terre, l'abîme va donc naître de l'abîme, les ténèbres des ténèbres, l'Esprit et les eaux de l'Esprit et des eaux. Mais, comme nous l'avons dit plus haut, la Matière n'a pu être informe si elle renfermait des formes et des espèces qui sortirent différentes de son sein, à moins qu'au lieu de sortir différentes, elles ne soient nées elles-mêmes d'elles-mêmes, puisque des choses dont l'origine est semblable ne comportent pas de différence. Mais voilà que l'opération divine devient inutile, si elle a fait ce qui existait déjà; il y avait plus de grandeur à créer ce qui n'existait pas encore. Enfin, pour conclure, ou bien Moïse a désigné la Matière, lorsqu'il a écrit: « Les ténèbres couvraient l'abîme, et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux; » ou bien, lorsque ces espèces de créatures sont indiquées plus tard ailleurs comme des ouvrages sortis de la main de Dieu, l'Ecriture devait encore nous apprendre qu'elles sortaient de la Matière, dont Moïse avait parlé auparavant selon toi. Ou bien, si Moïse a désigné réellement ces espèces et non pas la Matière, je cherche vainement où il est question de la Matière. |89
XXXIII. Mais, tandis qu'Hermogène la rencontre parmi ses couleurs, car il n'a pu la rencontrer parmi les Ecritures de Dieu, il nous suffit qu'il soit certain que tout a été créé par Dieu, et qu'il ne soit pas certain que tout a été créé de la Matière. En supposant même qu'elle eût existé, il faudrait croire qu'elle avait été créée par Dieu, parce qu'en opposant à nos adversaires la prescription que rien, excepté Dieu, n'est incréé, nous aurions gain de cause. On peut discuter tant que la Matière, sommée de prouver son existence par les Ecritures, n'est pas impuissante à le faire. Je l'arrête d'un mot: Rien n'a été fait sans le Verbe, rien de rien, puisque je sais que ce qui a été fait n'existait pas auparavant. Ou si quelque chose a été fait de quelque chose, il a son origine dans ce qui a été fait; ainsi de la terre proviennent les plantes, les fruits, les animaux et la forme extérieure de l'homme lui-même; ainsi encore des eaux naissent les animaux qui nagent ou qui volent. A ce titre, je pourrai appeler du nom de matières les origines des choses qui sortent de celles-ci; mais bien entendu que ces matières auront été créées elles-mêmes par Dieu.
XXXIV. Au reste, que tout ait été formé de rien, la disposition qui doit tout faire rentrer dans le néant ne nous en convaincra que mieux. En effet, « le ciel sera roulé comme un livre, » ou plutôt ils disparaîtra complètement avec la terre elle-même, qui fut créée en même temps que lui dès le commencement. « Le ciel et la terre passeront, » est-il dit. « Le premier ciel et la première terre avaient disparu, et on ne trouvait même plus la place où ils avaient été, » parce que la chose qui finit perd jusqu'à la place qu'elle occupait. Même langage dans David: « Les cieux sont l'ouvrage de tes mains, et ils périront; tu les changeras comme un manteau, et ils seront changés; » mais changer, c'est quitter son premier état perdu par ce changement. « Les étoiles tomberont du ciel comme le figuier, lorsqu'ébranlé par un vent |90 violent, il perd ses fruits encore verts. Les montagnes fondront comme la cire en la présence du Seigneur, lorsqu'il se lèvera pour briser la terre. ---- Je dessécherai les marais. ---- Ils chercheront de l'eau et ils n'en trouveront plus, pas même la mer. » Voulût-on assigner une interprétation spirituelle à tous ces oracles, on ne pourrait cependant détruire la vérité des événements, qui s'accompliront tels qu'ils furent écrits. En effet, s'il y a des figures, il faut nécessairement qu'elles soient empruntées aux êtres réels et non aux chimériques, parce que rien ne peut communiquer de son propre fonds sa ressemblance à une autre chose, à moins d'être lui-même identique à cette ressemblance.
Je reviens donc au principe qui établit que tout ce qui a été tiré du néant retombera dans le néant. Dieu n'aurait pas créé de ce qui est éternel, c'est-à-dire de la Matière, quelque chose de périssable, ni de ce qui est plus élevé des êtres inférieurs, parce qu'il est bien plus digne de lui de tirer de ce qui est inférieur des êtres supérieurs, c'est-à-dire de ce qui est périssable ce qui est éternel. Telle est la promesse qu'il fait à noire chair. Il a voulu déposer au fond de nous-mêmes un gage de sa vertu et de sa puissance, afin de nous disposer à croire que l'universalité des créatures qui étaient comme mortes, puisqu'elles n'existaient pas, ont été réveillées du néant par lui, pour être appelées à l'existence.
XXXV. Quoiqu'il ne soit pas besoin de discuter l'essence de la Matière, car il faudrait auparavant que son existence fût constatée, toutefois poursuivons comme s'il était certain qu'elle existe, afin qu'il soit d'autant plus attesté qu'elle n'existe pas, que les propriétés qu'on lui donne ne soutiennent pas l'examen, et aussi pour qu'Hermogène reconnaisse ses contradictions. Au premier aspect, dit-il, la Matière nous semble incorporelle; mais, examinée au flambeau de la droite raison, on découvre qu'elle n'est ni corporelle ni incorporelle. Quelle est cette droite raison |91 qui n'exprime rien de droit, c'est-à-dire rien de certain? Il faut, si je ne me trompe, que toute chose soit corporelle ou incorporelle. Quand je lui accorderais pour un moment qu'il y a parmi les substances quelque chose d'incorporel, quoique la substance soit le corps de chaque chose, toujours est-il qu'après le corporel et l'incorporel, il n'existe pas de troisième être. Eh bien! d'accord, il en existe un troisième. Il a été découvert par cette droite raison d'Hermogène, qui ne fait la Matière ni corporelle ni incorporelle. Mais où est-il? quel est-il? comment s'appelle-t-il? comment le représenter? comment le reconnaître? Sa raison ne lui a dit qu'une chose: « La Matière n'est ni corporelle, ni incorporelle. »
XXXVI. Voilà toutefois qu'il se contredit, ou bien peut-être je ne sais quelle autre raison se présente à lui, en lui annonçant que la Matière est moitié corporelle et moitié incorporelle. Quoi donc? Faudra-t-il que la Matière soit l'un et l'autre à la fois, de peur de n'être ni l'un ni l'autre? Elle sera corporelle et incorporelle, malgré la déclaration de cette droite raison qui ne rend pas certainement raison de sa pensée, pas plus qu'elle n'explique autre chose. Il veut donc que la partie corporelle de la Matière serve à la formation des corps; sa partie incorporelle, ce sera son mouvement désordonné. Si en effet, dit-il, elle n'était que corps, on ne découvrirait en elle rien d'incorporel, c'est-à-dire le mouvement. Si, au contraire, elle eût été complètement incorporelle, il n'en sortirait aucun corps. Oh! la droite raison que celle-là! A moins toutefois, ô Hermogène, que si tu tires des lignes aussi droites que ta raison, il n'y ait pas de peintre plus stupide que toi. Qui donc te permet de regarder le mouvement comme la moitié de la substance, puisque loin d'être quelque chose de substantiel, par la même qu'il n'est pas corporel, il n'est qu'un accident de la substance ou du corps, tel que l'action, l'impulsion, le glissement, la chute: voilà le mouvement. Qu'un corps se meuve par lui-même, son acte est |92 un mouvement, mais non pas assurément une partie intégrante de sa substance, de même que tu fais du mouvement la substance incorporelle de la Matière. En un mot, tous les êtres se meuvent ou par eux-mêmes, comme ceux qui sont animés, ou par d'autres, comme ceux qui sont inanimés. Toutefois, je n'appellerai ni l'homme, ni la pierre, des êtres corporels et incorporels, parce qu'ils ont un corps et le mouvement, mais plutôt à cause de la forme de leur corporéité, la même pour tous, et qui constitue la substance. S'il y a en eux des choses incorporelles, des actes, des affections, des devoirs, des passions, nous ne les regardons pas comme des portions intégrantes d'eux-mêmes. A quel propos donc Hermogène transforme-t-il en portion de la Matière le mouvement, qui n'appartient pas à la substance, mais à la manière d'être de la substance? Quoi donc? S'il t'avait plu d'introduire une Matière immobile, l'immobilité serait-elle la seconde moitié d'elle-même? Il en va ainsi du mouvement. Mais nous en parlerons encore ailleurs.
XXXVII. En effet, je te vois revenir en ce moment à cette même raison qui a coutume de ne le rapporter rien de certain. De même que tu ne fais la Matière ni corporelle ni incorporelle, tu ne la fais ni bonne ni mauvaise, et argumentant là-dessus: « Si la Matière était bonne, dis-tu, celle qui l'aurait été de tout temps, n'aurait pas eu besoin d'être arrangée par Dieu; si elle était mauvaise pas essence, elle eût résisté à toute transformation pour la rendre meilleure, et alors Dieu ne lui eût jamais appliqué aucune de ses dispositions, puisqu'il eût travaillé en vain. » Voilà tes paroles, ô Hermogène! Il aurait été bon de t'en soutenir ailleurs, pour ne pas te mettre en contradiction avec toi-même. Mais, comme nous avons déjà discuté précédemment cette ambiguïté du bien et du mal, que lu attribues à la matière, je me contenterai de répondre à la proposition que tu avances et à ton argumentation. Je ne répéterai pas ici que tu aurais dû t'arrêter à quelque chose |93 de déterminé, et déclarer que la Matière est ou bonne ou mauvaise, ou qu'elle forme je ne sais quel troisième être. Mais tu n'as pas même conservé ce qu'il t'a plu d'imaginer. En effet, voilà que tu détruis ta déclaration qu'elle n'est ni bonne ni mauvaise, puisque dire, Si elle était bonne, elle n'aurait pas besoin d'être arrangée par Dieu, c'est indiquer qu'elle est mauvaise; et ajouter par opposition: Si elle était essentiellement mauvaise, elle résisterait à toute transformation qui la rende meilleure, c'est laisser à entendre qu'elle est bonne, et par là, tu as déclaré tout à la fois bonne et mauvaise celle que tout à l'heure tu ne faisais ni bonne ni mauvaise. Toutefois, pour réfuter le raisonnement par lequel tu as cru venir en aide à ta proposition, je t'oppose celui-ci: Si la Matière avait toujours été bonne, pourquoi n'aurait-elle pas eu besoin de subir une transformation meilleure? Est-ce que ce qui est bon ne désire, ne souhaite ou n'admet pas le progrès, pour passer de ce qui est bon à ce qui est meilleur? De même, si elle avait été essentiellement mauvaise, pourquoi n'aurait-elle pas pu être transformée par Dieu, comme étant plus puissant qu'elle et l'Etre souverain « qui convertit la nature des pierres en fils d'Abraham. » Par là, que fais-tu? non-seulement tu compares Dieu à la Matière, mais tu l'abaisses au-dessous d'elle, puisqu'il eût été impuissant à dompter la nature de la Matière pour la faire passer à un état meilleur. Ici donc tu ne veux pas que la nature de la Matière soit mauvaise; ailleurs tu vas nier ton principe.
XXXVIII. Ce que j'ai dit du mouvement, je le dis du lieu que tu assignes à la Matière, pour mieux faire ressortir ton extravagance. Tu places la Matière au-dessous de Dieu, et par conséquent tu lui donnes un lieu au-dessous de Dieu. Voilà donc la Matière dans un lieu. Si elle est dans un lieu, elle est donc renfermée dans l'espace de ce lieu; si elle est renfermée dans l'espace de ce lieu, elle est donc déterminée par le lieu dans lequel elle est; si elle est déterminée, elle a une ligne dernière que tu dois |94 reconnaître en ta qualité de peintre, comme la fin de toute chose que détermine une dernière ligne. La Matière ne sera donc pas infinie, puisqu'en étant dans un lieu, elle est déterminée par ce lieu, et que déterminée par lui, elle en reçoit forcément des limites. Toi, au contraire, tu la fais infinie, en disant: elle est infinie, parce qu'elle est toujours. Et si quelqu'un de tes disciples essaie de nous répondre que tu veux parler de l'infinité du temps et non de celle du corps, le passage suivant prouvera que tu l'entends d'une infinité corporelle, d'une immensité corporelle qui ne reconnaît ni fin ni limites. De là vient, dis-tu, que la Matière tout entière n'a pas été employée à la création, mais seulement quelques parties. Tant il est vrai que tu lui donnes l'infinité du corps, et non celle du temps. Puis, tu te contredis toi-même, lorsqu'après lui avoir assigné l'infinité du corps, tu lui assignes un lieu dans lequel tu la circonscris, et qui lui sert de limite.
Toutefois, pourquoi Dieu ne l'employa-t-il pas tout entière à la création, je l'ignore, à moins peut-être qu'il ne soit impuissant ou jaloux. Je demande donc quelle est l'autre moitié de celle qui n'a pas servi tout entière à, la création, afin que je sache ce qu'elle est dans son intégrité! Dieu aurait dû nous la faire connaître comme un type de l'antiquité, pour la glorification de son œuvre.
XXXIX. Eh bien! qu'elle soit circonscrite, ainsi que tu le trouves plus raisonnable, par ses changements et ses translations; qu'elle soit saisissable, puisqu'elle est travaillée par Dieu, dis-tu, en tant qu'elle est susceptible de changement, de conversion et de division, à la bonne heure! Ses changements, ajoutes-tu, prouvent sa divisibilité. Ici tu es infidèle au principe que tu as établi, quand tu opposais à la personne de Dieu la prescription qu'il n'avait pu la créer de lui-même, parce qu'en sa qualité d'Etre éternel et indéfectible, immuable par conséquent et indivisible, il n'avait pu admettre de partage. Si la matière a |95 pour même origine l'éternité, puisqu'elle n'a ni commencement ni fin, elle ne comportera ni division ni changement, par la même raison que Dieu n'en comporte pas. Associée à la prérogative de son éternité, il faut nécessairement qu'elle participe avec lui aux forces, aux lois et conditions de l'éternité. De même, quand tu dis: Chaque être a en soi quelque partie de la Matière, afin que le tout se retrouve dans ses parties, tu entends par là les parties de la Matière qui en ont été détachées, et que nos yeux aperçoivent aujourd'hui. Comment donc tous les êtres ont-ils une partie de toutes choses, même des choses anciennes, puisque ceux que nous voyons aujourd'hui possèdent des parties différentes de ceux d'autrefois? La Matière a subi une transformation meilleure, dis-tu, de mauvaise qu'elle était apparemment; et aux choses meilleures tu donnes pour type les plus mauvaises.
XL. Tout à l'heure régnait la confusion; mais voici l'arrangement. Tu veux que de l'ordre naisse le désordre! Rien n'est la représentation de quoi que ce soit, à moins de lui être égal. Un homme qui se regarde dans le miroir du barbier n'y trouve point l'image d'un mulet, mais celle d'un homme, excepté peut-être celui qui s'imagine qu'à la Matière déjà polie et façonnée répond une Matière grossière et informe. Qu'y a-t-il d'informe aujourd'hui dans le monde, qu'y avait-il autrefois de beau dans la Matière, pour que le monde soit le miroir de la Matière? Quand les Grecs appellent le monde d'un mot qui signifie ornement, comment reproduit-il l'image d'une Matière sans ornement, pour que tu puisses affirmer que le tout se reconnaît dans ses parties? Toujours est-il que ce qui n'a pas subi la transformation appartiendra à ce tout. Mais tu as dit tout à l'heure que Dieu ne l'avait pas employée tout entière. Donc cette partie grossière, confuse, étrangère à tout arrangement, ne peut se reconnaître dans des créatures polies, distinctes, ordonnées avec sagesse, et qu'on ne peut appeler des parties de la Matière, puisque, séparées |96 d'elle par leur transformation, elles n'ont plus rien de sa forme.
XLI. Je reviens au mouvement pour montrer comment le pied te glisse partout. Le mouvement de la Matière fut désordonné, confus et tumultueux. Voilà pourquoi tu le compares aux bouillonnements et à l'agitation d'une chaudière. Mais ailleurs comment le représentes-tu? Lorsque tu veux nous persuader que la Matière n'est ni bonne ni mauvaise, la Matière inférieure, dis-tu, ayant un mouvement qui se produit à intervalles égaux, n'incline ni au bien ni au mal. Si ce mouvement ne se produit qu'à intervalles égaux, il n'est donc plus violent, ni semblable à celui d'une chaudière, mais réglé et tempéré, comme un mouvement qui, poussé librement entre le bien et le mal, sans pencher néanmoins ni d'un côté ni de l'autre, restera en équilibre au milieu de la balance, ainsi que le dit le proverbe. Ici donc point d'agitation; point de turbulence ni de fougue, mais plutôt la règle, la mesure et l'égalité d'un mouvement qui n'incline d'aucun côté. S'il oscillait ici et là, ou s'il penchait davantage vers l'un ou l'autre côté, il mériterait alors le reproche de mouvement désordonné, inégal, tumultueux. Or, si le mouvement ne penchait ni vers le bien ni vers le mal, il s'accomplissait donc entre le bien et le mal, afin qu'il sorte encore d'ici la preuve que la Matière était déterminée par certaines limites, puisque son mouvement, sans incliner au bien ou au mal, parce qu'il ne penchait d'aucun côté, restait suspendu, à une égale distance, entre les deux, et à ce titre conséquemment était limitée par l'un et par l'autre.
Ce n'est pas tout; tu enfermes le bien et le mal dans un lieu quand tu soutiens que le mouvement de la Matière n'inclinait vers aucun des deux. En effet, la Matière qui était enfermée dans un lieu, ne pouvant pencher ni d'un côté ni de l'autre, ne penchait pas vers les lieux où résidaient le bien et le mal. D'ailleurs, en assignant un lieu au bien et au mal, tu les fais corporels, par là même que |97 tu leur assignes un Heu. En un mot, les choses incorporelles n'auraient aucun lieu qui leur soit propre, excepté le corps, puisqu'elles sont les accidents du corps. Or, la Matière, ne penchant ni vers le bien ni vers le mal, ne penchait pas vers eux comme étant corporels ou enfermés dans des lieux. C'est donc te tromper que de prendre le bien et le mal pour des substances. Tu les fais substances en leur assignant des lieux. Tu leur assignes des lieux, lorsque tu suspends le mouvement de la Matière à une égale distance de l'un et de l'autre.
XLII. Tu as disséminé toutes choses de peur que de près la contradiction ne sautât aux yeux. Quant à moi, je les réunirai une à une pour les comparer. Tu déclares que le mouvement de la Matière est désordonné, et tu ajoutes qu'elle affecte l'absence des formes; ailleurs, elle a besoin, selon toi, d'être arrangée par Dieu. Celle qui affecte l'absence de formes a-t-elle besoin d'arrangement? ou bien celle qui a besoin d'arrangement affecte-t-elle l'absence de formes? Tu ne veux pas que la Matière soit l'égale de Dieu; puis tu ajoutes qu'elle a une certaine communauté avec Dieu. Car, si elle n'avait quelque chose de commun avec Dieu, dis-tu, il serait impossible qu'elle fût ornée par lui. Et moi je dis que si elle avait quelque chose de commun avec Dieu, elle n'avait pas besoin d'être ornée par lui, puisqu'elle était une portion de la divinité en vertu de cette communauté. Ou bien Dieu lui-même pouvait être orné par la Matière, puisqu'il avait quelque chose de commun avec elle, et en cela tu soumets Dieu à la nécessité, si la Matière renferma quelque principe en vertu duquel il lui imprima sa forme. Tu leur donnes pour attribut commun de se mouvoir par eux-mêmes et toujours. Qu'assignes-tu à la Matière de moins qu'à Dieu? Liberté, éternité de mouvement, n'est-ce point là une conformité absolue avec Dieu? Mais Dieu se meut avec ordre, et la Matière sans ordre, me réponds-tu. Qu'importe? Elle ne laisse pas d'être divine, puisqu'elle se meut d'un |98 mouvement libre et éternel. Il y a mieux. Tu accordes plus à la Matière, puisqu'elle a pu se mouvoir ainsi, tandis que Dieu ne l'a pas pu.
XLIII. Encore une remarque sur le mouvement. Le mouvement de la Matière, dis-tu, grâce à sa ressemblance avec celui d'une chaudière, avant d'être réglé et assujetti, était tumultueux et insaisissable par la violence de la lutte. Puis tu ajoutes: mais elle s'arrêta pour être réglée par Dieu, et elle eut un mouvement mesuré, saisissable, par le ralentissement de ce mouvement désordonné. Tout à l'heure tu assignais au mouvement la lutte; ici tu lui donnes la lenteur. Apprends combien de fois tu te contredis sur la nature de la Matière. Tu dis plus haut: Si la Matière était mauvaise par nature, elle n'eût pas comporté une transformation en mieux, et Dieu ne lui eût pas appliqué l'ordre ni l'arrangement; car il y eût travaillé en vain. Tu as donc établi deux principes: le premier, que la Matière n'était pas mauvaise par nature; le second, que sa nature n'aurait pas pu être transformée par Dieu. Oubliant plus tard ces deux assertions, tu dis: Mais aussitôt qu'elle eut reçu de Dieu l'arrangement et l'ordre, elle se départit de sa nature. Si elle a été transformée en bien, elle a passé conséquemment du mal au bien. Et si par l'arrangement que Dieu lui imprima, elle se départit de la nature du mal, sa nature a donc cessé, et sa nature fut mauvaise avant de recevoir l'arrangement, et après sa transformation elle a pu se départir de sa nature?
XLIV. Il ne me reste plus qu'à montrer comment Dieu a opéré, selon toi. Ici tu t'éloignes des philosophes sans te rapprocher des prophètes. Les stoïciens veulent que Dieu ait coulé à travers la Matière comme le miel à travers les rayons. Mais toi, que dis-tu? Ce n'est pas en là pénétrant de toutes parts qu'il en a créé le monde, mais seulement en se montrant à elle, en s'approchant d'elle, ainsi que le fait la Beauté par sa seule apparition, ou comme le fait l'aimant par sa simple approche. Je le |99 demande, qu'y a-t-il de commun entre Dieu qui crée le monde et la Beauté qui blesse les ames, ou l'aimant qui attire le fer? Car, en admettant que Dieu ait apparu à la Matière, toujours est-il qu'il ne la blessa point comme la Beauté blesse l'ame; en admettant qu'il se soit approché d'elle, toujours est-il qu'il ne s'attacha point à elle, comme le fer à l'aimant. Mais, je le veux bien, tes exemples vont à la question. S'il est vrai que ce soit en se montrant à la Matière, et en s'approchant d'elle que Dieu en tira le monde, il est certain qu'il ne le créa que depuis qu'il se montra à la matière et s'en approcha. Par conséquent, il ne s'était ni montré à elle ni approché d'elle avant de l'avoir créée. Mais qui croira que Dieu ne se fût jamais rendu visible à la Matière, ne fût-ce que par la raison qu'elle lui était consubstantielle de toute éternité? Quoi! il aura toujours été loin d'elle celui qui est présent partout, qui remplit tout, et dont les êtres inanimés et incorporels chantent les louanges dans le prophète Daniel! Qu'il était immense le lieu dans lequel Dieu était assez éloigné de la Matière pour que jamais il ne se soit montré à elle ou ne s'en soit approché! En vérité, il lui a fallu faire bien du chemin le jour où il voulut lui apparaître pour la première fois et s'en approcher!
XLV. Mais les prophètes et les apôtres ne nous ont point transmis que Dieu ait créé le monde, seulement en apparaissant à la Matière et en s'approchant d'elle, puisqu'ils ne font pas même mention d'une Matière, quelle qu'elle soit. Ils nous parlent d'abord de la création de la Sagesse, « qui est le commencement de ses voies avant de procéder à ses œuvres. » Puis vient le Verbe « par qui tout a été fait et sans qui rien n'a été fait. » Enfin «les cieux sont créés par son Verbe et l'armée des cieux par son souffle. » Voilà la main droite de Dieu; voilà les deux mains par lesquelles il a opéré ce qu'il a fait. « Les cieux sont l'ouvrage de vos mains, est-il dit; par elles vous avez mesuré la terre; par elles vous avez étendu le ciel. » |100 Que Dieu ait produit des substances si nombreuses et si considérables par un simple regard ou par l'acte même de son approche, et non par une vertu qui lui soit propre, ne va point le flatter jusque-là. J'ai pour moi l'autorité de Jérémie: « C'est lui qui a fait la terre par sa puissance, lui qui a affermi l'univers par sa sagesse, et qui, dans sa prudence, a étendu les cieux. » Telles sont les forces avec lesquelles il engendra tout cet univers. Sa gloire en devient plus grande, s'il lui coûta quelque effort. Enfin « le septième jour, il se reposa de son œuvre. » Travail et repos d'un Dieu toutefois!
Ou bien si c'est par un acte de son regard ou de son approche, que Dieu créa le monde, en cessant de créer a-t-il cessé également d'apparaître et de s'approcher? Loin de là! Dieu n'a fait qu'apparaître davantage à la Matière, et il la presse de toutes parts depuis que le monde est créé. Tu vois donc comment l'univers est formé par l'opération de Dieu, « puissance qui crée la terre, intelligence qui affermit l'univers, prudence qui étend les cieux;» il ne se contente pas d'une simple apparition ou d'une approche; il y emploie les forces de son ame, telles que la sagesse, la puissance, la prudence, le verbe, le souffle, la vertu, qui ne lui auraient pas été nécessaires s'il ne lui avait fallu qu'un regard ou qu'une approche. Voilà « quelles sont ses perfections invisibles dont parle l'apôtre, et qui sont devenues visibles par ses œuvres depuis la création du monde;» ainsi sagesse de Dieu, mais non chimériques attributs de la Matière. « Qui, en effet, a jamais connu la sagesse de Dieu. » Voilà pourquoi l'Apôtre s'écrie: « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables! » Que signifient ces mots, sinon qu'il a créé toutes choses de rien, puisqu'elles ne pouvaient être comprises et découvertes que par Dieu, d'ailleurs bien faciles à découvrir, si elles sont nées de la Matière? Je conclus; plus il est |101 certain qu'il n'existait aucune Matière, et qu'elle ne comporte pas les qualités que lu lui attribues, plus il est prouvé que Dieu a créé toutes choses de rien. Disons-le toutefois. Hermogène en donnant à la Matière la même essence qu'à lui-même, c'est-à-dire, désordonnée, confuse, tumultueuse, emportée par un mouvement équivoque, agité, brûlant, s'est représenté lui-même dans cet échantillon de son art.
1. (1) On lui reprochait de peindre les images des faux dieux.
Traduit par E.-A. de Genoude, 1852. Proposé par Roger Pearse, 2005.
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