TERTULLIEN
[Traduit par E.-A. de Genoude]
I. Esprit de Dieu, Verbe de Dieu, Raison de Dieu, Verbe de la Raison, Raison du Verbe, Esprit, enfin, notre Seigneur Jésus-Christ, qui est tout cela, nous enseigna une nouvelle formule de prière, à nous qui sommes les disciples du Testament nouveau. Car là aussi il fallait « que le vin nouveau fût renfermé dans de vieilles outres et le morceau de drap neuf joint aux vieux vêtements. » D'ailleurs, tout ce qui existait autrefois a été ou changé, telle que la circoncision, ou complété, tel que le reste de la loi, ou accompli, telle que la prophétie, ou perfectionné, comme la foi elle-même. La grâce nouvelle de Dieu a converti en spirituel tout ce qui était charnel, en passant sur toute l'antiquité comme une sorte d'éponge son Evangile dans lequel Jésus-Christ notre Seigneur a prouvé qu'il était tout à la fois et l'Esprit de Dieu, et le Verbe de Dieu, et la Raison de Dieu; l'Esprit en tant qu'il a prévalu, le Verbe en tant qu'il a enseigné, la Raison en tant qu'il est venu. Aussi l'Oraison établie par le Christ repose-t-elle sur ces trois choses, le Verbe qui la profère, l'Esprit qui seul fait sa puissance, et la Raison qui l'accueille. Jean avait déjà montré à ses disciples à prier. Mais Jean ne faisait que préparer les voies du Seigneur jusqu'à ce que le Seigneur, ayant grandi, comme le Précurseur le déclara lui-même en ces termes: « Il faut qu'il croisse, et |264 moi que je diminue, » l'œuvre de son ministre et de son devancier passa dans le Seigneur avec l'Esprit qui l'animait. Voilà pourquoi la formule de prières que Jean apprenait à ses disciples n'est point parvenue jusqu'à nous, parce que tout ce qui était terrestre devait disparaître devant ce qui était céleste. « Celui qui est de la terre, est-il dit, parle de la terre; celui qui est venu du ciel rend témoignage à ce qu'il a vu. » Et comment tout ce qui vient du Christ ne serait-il pas céleste? Aussi la prière dominicale est-elle divine.
Considérons donc, mes bien-aimés, la sagesse merveilleuse de son auteur. D'abord il nous ordonne de prier en secret. Par là il veut que l'homme sache bien que Dieu peut l'entendre et le voir dans l'intérieur de sa maison et même dans les lieux les plus cachés. En second lieu, il exige que le fidèle, au lieu de faire parade de sa foi, se contente d'offrir humblement l'hommage de sa religion à celui qui peut le voir et l'entendre partout. Etudions encore sa sagesse dans le précepte suivant. Quoiqu'il convienne à la foi et à la modestie de ne pas aborder le Seigneur avec une multitude de paroles, parce que nous sommes sûrs que de lui-même il veille sur les siens, toutefois cette brièveté, qui est la troisième recommandation de la sagesse, est pleine de substance, quand on veut en pénétrer l'esprit. Plus elle est courte en paroles, plus le sentiment s'épanche. En effet, elle ne renferme pas seulement en elle-même les devoirs de la prière, qui consistent dans l'adoration de Dieu et les supplications de l'homme, mais elle embrasse même toute la parole du Seigneur, toutes les règles de la discipline; de sorte que l'Oraison Dominicale est réellement l'abrégé de l'Evangile.
II. Elle commence par un témoignage rendu à Dieu et par un acte de foi, quand nous disons: « NOTRE PÈRE QUI ETES AUX CIEUX. » Par ces mots, nous prions Dieu, et nous rendons notre foi agréable, parce que tout son mérite réside dans cette invocation: Notre Père! Il est écrit: |265 « A tous ceux qui ont cru en lui, il a donné le droit d'être faits enfants de Dieu. » D'ailleurs le Seigneur, dans les instructions qu'il nous a laissées, appelle souvent Dieu du nom de Père; il y a mieux, il nous a ordonné « de n'appeler ici - bas personne du nom de Père, mais de réserver ce titre pour celui que nous avons dans les cieux. » Ainsi, en priant de cette manière, nous obéissons à l'un de ses préceptes. Heureux ceux qui reconnaissent le Père! Voilà le reproche qui est adressé à Israël; voilà pourquoi l'Esprit prend à témoin le ciel et la terre, en s'écriant: « J'ai engendré des fils, et ils ne m'ont pas connu. » L'appeler notre Père, c'est le reconnaître comme Dieu. Ce titre est un témoignage d'amour et de puissance. Nous invoquons aussi le Fils dans le Père, car il a dit: « Mon Père et moi, nous ne sommes qu'un. » Nous rendons également hommage à l'Eglise notre mère. Car nommer le Père et le Fils, c'est proclamer la Mère sans laquelle il ne peut y avoir un Fils et un Père. Ainsi, dans un seul mot, nous adorons Dieu avec les siens, nous obéissons au précepte, et nous condamnons ceux qui ont oublié leur Père.
III. Le nom de Dieu le Père n'avait jamais été connu de personne. Lorsque Moïse lui-même demanda à Dieu qui il était, Dieu lui répondit par un autre nom. A nous, ce nom a été révélé dans le Fils. Car ce mot devient pour le Père une dénomination nouvelle. « Je suis venu, dit-il, au nom de mon Père. » Et ailleurs: « Mon Père, glorifiez votre nom. » Et plus explicitement encore: » J'ai manifesté aux hommes votre nom. » Nous lui disons donc: « QUE VOTRE NOM SOIT SANCTIFIÉ. » Ce n'est pas qu'il convienne à l'homme de souhaiter à Dieu des prospérités, comme si l'on devait adresser des vœux pour lui, ou que sa majesté périclitât, si nous manquions de lui en adresser. Mais « nous devons bénir Dieu en tout temps et en tout lieu, » pour acquitter l'hommage de la reconnaissance que tout homme doit à ses bienfaits. La bénédiction |266 remplit cet office. D'ailleurs le nom de Dieu n'a-t-il pas toujours été saint et sanctifié par lui-même, puisqu'il sanctifie les autres, et que l'armée des anges s'incline devant lui en répétant: « Saint, saint, saint? » Aspirants aux béatitudes angéliques, nous nous associons d'avance au cantique éternel que répètent les anges en l'honneur de Dieu, préludant ainsi à notre immortalité future. Voilà pour ce qui regarde la gloire de Dieu.
Quant aux prières que nous adressons pour nous, lorsque nous disons « que votre nom soit sanctifié, » nous demandons que Dieu soit sanctifié, et dans nous qui sommes en lui, et dans ceux que la grâce de Dieu attend encore, pour nous conformer ainsi au précepte qui nous oblige « de prier pour tous, même pour nos ennemis. » Voilà pourquoi ne pas dire nommément « que votre nom soit sanctifié en nous, » c'est demander qu'il le soit dans tous les hommes.
IV. Après cette formule, nous ajoutons: « QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE EN LA TERRE COMME AU CIEL;» non pas qu'aucun obstacle puisse arrêter l'accomplissement de la volonté divine, ou que nous lui souhaitions le succès dans l'exécution de ses desseins, mais nous demandons que sa volonté soit faite dans tous les hommes. En effet, sous la signification symbolique de chair et d'esprit, c'est nous-mêmes qui sommes le ciel et la terre. Mais sans même donner à cette expression un sens figuré, la nature de la demande reste la même, c'est-à-dire, que la volonté de Dieu s'accomplisse en nous sur la terre, afin qu'elle puisse s'accomplir en nous dans le ciel. Or, la volonté de Dieu, quelle est-elle, sinon que nous marchions dans les sentiers de sa loi? Nous le supplions donc de nous communiquer la substance et l'énergie de sa volonté afin que nous soyons sauvés sur la terre et dans les cieux, parce que l'essence de sa volonté, c'est le salut des enfants qu'il a adoptés. Voilà cette volonté de Dieu que le Seigneur a réalisée par ses prédications, par ses oeuvres, par |267 ses souffrances. C'est dans ce sens qu'il a dit: « Ce n'est pas ma volonté, mais celle de mon Père que j'accomplis. » Sans doute ce qu'il faisait était la volonté de son Père; tel est le modèle qu'il nous présente, prêcher, travailler, souffrir jusqu'à la mort. Pour accomplir tout cela, nous avons besoin de la volonté de Dieu. Ainsi donc, en disant « que votre volonté soit faite, » nous nous félicitons que la volonté de Dieu ne soit jamais un mal pour nous, même lorsqu'il nous traite avec rigueur, à cause de nos péchés. De plus, nous nous exhortons nons-mêmes à la souffrance par cette parole. Notre Seigneur aussi, pour nous montrer au milieu des angoisses de sa passion, que l'infirmité de notre chair était dans la sienne, s'écrie: «, Mon Père, éloignez de moi ce calice! » Puis tout à coup il se reprend: « Mais que votre volonté se fasse et non la mienne! » Il était lui-même la volonté et la puissance du Père. Toutefois, pour nous apprendre à payer la dette de la souffrance, il se remet tout entier à la volonté de son Père.
Cette demande se rapporte à celle-ci: « Que votre volonté soit faite, » c'est-à-dire, « que votre règne s'accomplisse en nous. » Car à quel moment Dieu n'est-il pas roi, lui qui tient dans sa main le cœur des rois? Mais tout ce que nous souhaitons pour nous-mêmes, nous le rapportons à lui, nous le sanctifions en lui, parce que c'est de lui que nous l'attendons. Or, si l'avènement du royaume de Dieu s'accorde avec sa volonté, et réclame notre départ d'ici-bas, d'où vient que plusieurs redemandent avec larmes celui qui a été arraché au siècle, puisque le règne de Dieu, dont nous hâtons l'avènement, implique la consommation du siècle? Nous demandons à entrer promptement dans notre règne, afin de n'être pas retenus plus longtemps dans notre esclavage. Quand même cette prière ne nous eût pas fait un devoir de demander l'avènement de ce règne, nous aurions poussé de nous-mêmes ce cri, en nous hâtant d'aller embrasser nos espérances. ---- Les |268 ames des martyrs qui reposent sous l'autel demandent à grands cris: Seigneur, jusqu'à quand différerez-vous de venger notre sang sur ceux qui habitent la terre? » C'est qu'en effet ils doivent être vengés à la fin des temps. O Seigneur, hâte donc l'arrivée de ton règne! C'est le vœu des Chrétiens, le désespoir des infidèles, le triomphe des anges; c'est pour lui que nous souffrons, ou plutôt c'est après lui que nous soupirons.
VI. Mais avec quel art la divine sagesse a disposé toutes les parties de cette oraison! Après les choses du ciel, c'est-à-dire après le nom, la volonté et le règne de Dieu, viennent les nécessités de la terre auxquelles elle a bien voulu assigner une place. Le Seigneur n'avait-il pas dit: « Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît? » Toutefois il convient peut-être davantage de donner un sens spirituel à ces paroles : « DONNEZ-NOUS NOTRE PAIN DE CHAQUE JOUR! » Car notre pain, c'est Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ est notre vie, et que notre vie, c'est le pain. « Je suis le pain de vie, » a-t-il dit lui-même. Et un peu plus haut: « Le Verbe du Dieu vivant est le pain descendu des cieux. » D'ailleurs son corps est représenté par le pain: « Ceci est mon corps. » Ainsi donc, en demandant notre pain de chaque jour, nous demandons à vivre perpétuellement en Jésus-Christ et à nous identifier avec son corps. Mais l'interprétation littérale, d'ailleurs partaitement d'accord avec la discipline, est aussi admissible; elle nous ordonne de demander du pain, la seule chose qui soit nécessaire aux fidèles. « Aux Gentils de s'occuper de tout le reste! » C'est ce que le Seigneur nous inculque par ses exemples, ce qu'il nous retrace par ses paraboles, quand il dit: « Un père ôte-t-il le pain à ses enfants pour le donner aux chiens? » Et encore: Si un fils demande du pain à son père, celui-ci lui donnera-t-il une pierre? » Il montre par-là ce que les enfants ont droit d'attendre de leur père. Il y a mieux; n'est-ce pas encore du pain que demandait cet homme qui |269 dans l'Evangile vient frapper la nuit à la porte? C'est à bon droit qu'il ajouta: « Donnez-nous aujourd'hui, » parce qu'il avait dit auparavant: « Ne vous inquiétez pas pour le lendemain. » C'est encore pour rendre sensible cette vérité que le Seigneur exposa la parabole de « cet homme qui rassemble dans ses greniers une moisson abondante, mesure devant lui l'espace d'une longue sécurité, et meurt le soir même. »
VII. Après avoir invoqué la libéralité de Dieu, il était naturel de nous adresser à sa clémence. A quoi nous serviront les aliments, s'ils ne font que nous engraisser comme des victimes destinées aux sacrifices? Le Seigneur savait bien que lui seul est sans péché. Il nous enseigne donc à dire: REMETTEZ-NOUS NOS DETTES. L'exomologèse est une demande à Dieu de nous pardonner, parce que solliciter sa grâce, c'est avouer son péché. Par là, il nous est démontré que la pénitence est agréable au Seigneur, puisqu'il « la préfère à la mort du pécheur. » Le mot dette dans les Ecritures est la figure du péché, parce qu'en péchant nous contractons la dette « du jugement, dette qu'il faudra payer jusqu'à la dernière obole, à moins qu'elle ne nous soit remise, comme celle que le maître remet à son serviteur. » Cette parabole n'a pas d'autre signification. En effet, ce môme serviteur qui, après avoir éprouvé la clémence de son maître, poursuit avec inhumanité son propre débiteur, mais que son Seigneur fait comparaître devant lui, pour le livrer au bourreau jusqu'à ce qu'il ait acquitté sa dette tout entière, est pour nous la preuve que nous devons remettre aussi leurs dettes à nos débiteurs. Ailleurs, le Seigneur avait déjà dit sous forme de prière: « Remettez et il vous sera remis. » Et Pierre lui ayant demandé « s'il devait remettre à son frère son péché jusqu'à sept fois, » il lui répondit: « Non pas jusqu'à sept fois, niais jusqu'à septante fois sept fois, » afin de perfectionner la loi, parce qu'il est dit dans la Genèse: « Caïn sera vengé sept fois et Lamech septante fois sept fois. |270
VIII. Pour compléter cette prière si énergique dans sa concision, après avoir demandé que nos dettes nous soient remises, nous prions Dieu de détourner entièrement de nous le péché, « et ne nous induisez pas en tentation, » c'est-à-dire ne permettez pas que nous y soyons induits par le tentateur. Mais, d'ailleurs, nous préserve le ciel de croire que Dieu nous tente, comme s'il ignorait la foi de chacun de nous, encore moins pour la renverser. Au démon appartiennent l'impuissance et la malice; car si le Seigneur ordonne à Abraham de lui sacrifier son Fils, c'est bien moins pour tenter sa foi que pour la manifester dans tout son éclat, afin que le patriarche devînt pour nous une leçon vivante du précepte qu'il enseignerait plus tard, savoir, que nous devons préférer Dieu à tout ce que nous avons de plus cher. Jésus-Christ lui-même se laissa tenter par Satan, afin que nous reconnaissions dans ce dernier le chef et l'artisan de la tentation. Il confirme cette vérité quand il dit ensuite à ses disciples: « Priez, afin que vous ne soyez pas tentés. » Cela est si vrai qu'ils furent tentés en abandonnant le Seigneur, pour avoir mieux aimé se livrer au sommeil que vaquer à la prière. La dernière demande va nous expliquer ce que signifie « ne nous induisez pas en tentation, » c'est-à-dire, « MAIS DÉLIVREZ-NOUS DU MAL. »
IX. Dans ce peu de paroles, combien d'oracles empruntés aux prophètes, aux Evangiles, aux Apôtres! Combien d'instructions de notre Seigneur! combien de paraboles, d'exemples, de préceptes! combien enfin d'obligations exprimées! Hommage rendu à Dieu par ce titre de Père; témoignage de foi en glorifiant son nom; acte de soumission en soupirant après l'accomplissement de sa volonté; souvenir d'espérance en hâtant de nos vœux l'avènement de son règne; aveu de nos péchés en demandant pardon; précautions contre les tentations en réclamant la protection divine. Qu'y a-t-il là d'étonnant? Dieu seul a pu nous apprendre comment il voulait être prié. C'est donc lui qui, |271 réglant la religion de la prière et l'animant de son esprit au moment où elle sortait de sa bouche, lui communiqua le glorieux privilège de monter au ciel, et de toucher le cœur du Père par les paroles du Fils. Dieu cependant qui pourvoit aux nécessités humaines, après nous avoir légué séparément cette prière universelle, ajouta de plus: « Demandez et vous recevrez. » Chacun peut donc adresser au ciel différentes demandes selon ses besoins, mais en commençant toujours par l'Oraison dominicale qui est la prière fondamentale. Les circonstances amènent avec elles des besoins du moment; il est donc permis de demander des grâces du moment, en nous souvenant des préceptes toutefois, de peur que nous ne soyons aussi loin des préceptes que des oreilles du Seigneur.
X. L'observation des préceptes ouvre à la prière le chemin du ciel. Voici le principal: « Ne montons pas à l'autel du Seigneur avant d'avoir déposé le fardeau de haine ou d'offense que nous avons contre nos frères. » Qu'est-ce, en effet, que de nous approcher de la paix de Dieu sans avoir la paix? qu'est-ce que de solliciter la remise de nos dettes en retenant celle des autres? Comment le frère, irrité contre son frère, apaisera-t-il son père, puisque toute colère nous a été interdite dès l'origine? Lorsque Joseph renvoya ses frères avec l'ordre de ramener leur père, il leur recommanda « de ne point se quereller en chemin. » Cet avertissement s'adressait à nous. Notre discipline est désignée souvent sous le nom de chemin et de voie. Il signifiait encore qu'engagés sur le chemin de la prière, nous ne devons pas nous approcher du Père avec la colère dans le cœur. Le Seigneur, en donnant à la loi plus d'étendue, à la défense de l'homicide ajoute celle de la colère contre son frère. Il ne permet pas même qu'on la satisfasse par une parole injurieuse. « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, » nous dit l'Apôtre. Mais quelle témérité que de passer toute la journée sans prier ou de perdre sa prière par sa persévérance dans la haine! |272 Remarquons-le! Ce n'est pas seulement de toute colère, mais même de toute espèce de trouble, que la prière doit demeurer libre, parce qu'elle doit sortir d'un esprit aussi pur que celui vers lequel elle monte. Le moyen qu'un esprit souillé soit reconnu par un Esprit infiniment saint, un esprit triste par un esprit joyeux, un esprit chargé d'entraves par un esprit de liberté! Personne qui reçoive son antagoniste. On n'admet que son semblable.
XI. D'ailleurs, à quoi servirait de laver nos mains pour prier, quand notre ame reste chargée des taches du péché, puisque la pureté spirituelle est nécessaire à nos mains elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elles doivent se lever vers le ciel, pures du mensonge, du meurtre, de la cruauté, des empoisonnements, de l'idolâtrie et de toutes les autres souillures qui, conçues par l'esprit, sont regardées comme les œuvres des mains? Voilà quelle est la pureté véritable, mais non cette pureté superstitieuse que pratiquent la plupart des hommes qui se croient obligés à des ablutions corporelles avant de vaquer à la prière. En remontant scrupuleusement à l'origine et à la raison de cette coutume, j'ai reconnu qu'elle venait de Pilate, lorsqu'il livra aux Juis notre Seigneur. Pour nous, nous adorons Dieu, nous ne le livrons pas. Je dis plus. Nous devons repousser de toutes nos forces l'observance de celui qui le livra, et ne purifier nos mains qu'autant que notre conscience nous reproche d'avoir contracté quelque souillure dans le commerce de la vie humaine. Au reste nos mains seront toujours assez pures, puisqu'elles ont été lavées avec tout notre corps en Jésus-Christ. Qu'Israël lave tous les jours ses membres, il n'en sera jamais plus pur. Ses mains n'en resteront pas moins éternellement couvertes du sang des prophètes et du sang de notre Seigneur. Aussi, coupables héréditaires du crime de leurs ancêtres, n'osent-ils plus élever leurs mains vers le Seigneur, de peur qu'un nouvel Isaïe ne leur crie: Malheur! ou que le Christ lui-même ne frémisse d'épouvanté? Pour nous, non-seulement nous |273 élevons nos mains, mais nous les élevons en croix comme notre Seigneur dans sa passion, et par cette attitude suppliante, nous confessons le Christ.
XII. Mais, puisque nous avons nommé une vaine observance, il ne sera pas hors de propos de dire un mot de quelques autres pratiques, auxquelles on peut à juste titre reprocher une frivolité ridicule, dès qu'elles n'ont pas pour elles l'autorité des préceptes du Seigneur ou des Apôtres. Des pratiques de cette nature proviennent de la superstition plus que de la religion, hommages affectés et contraints, suggérés par la curiosité, où la raison n'est pour rien, et qu'il faudrait éviter, par cela seul qu'ils nous font ressembler aux païens. Ainsi, quelques-uns, par exemple, ôtent leurs manteaux pour prier, parce que les Nations ôtent leurs manteaux pour s'incliner devant leurs idoles. Si cela devait être, les Apôtres qui nous ont enseigné la manière de prier, n'eussent pas manqué de nous l'apprendre, à moins qu'on ne vienne nous dire que c'était pour prier que Paul laissa son manteau à Carpas. Croyez-vous donc que Dieu ne pourra vous entendre enveloppé de votre manteau, lui qui a entendu au fond de la fournaise du roi de Babylone ses trois saints qui priaient sous la tiare et la robe flottante des Mèdes? D'autres croient devoir s'asseoir à la fin de la prière (1). Pour quel motif? Je l'ignore, à moins que ce soit pour suivre l'exemple d'Hermas, dont l'Ecriture est intitulée ordinairement le Pasteur. Mais si, au lieu de s'asseoir sur son lit, Hermas avait fait tout autre chose, l'adopterions-nous aussi comme une pratique nécessaire? Non assurément. Il est dit simplement: « Après avoir prié et m'être assis sur mon lit, » comme un détail de narration, et non pour servir de règle. Autrement, nous ne devrions jamais prier que là où se trouve un lit. |274 Loin de là; c'est aller contre les Ecritures que de s'asseoir sur un siége ou sur quoi que ce soit. D'ailleurs, puisque les nations ont coutume de s'asseoir après avoir adoré leurs simulacres, il suffit que cette observance ait lieu devant les idoles, pour qu'elle soit blâmée chez nous. Il y a plus. C'est quelque chose d'irrespectueux, ainsi qu'en conviendraient les Gentils, s'ils savaient réfléchir. En effet, s'il est irrévérencieux de s'asseoir en voyant ou après avoir vu un homme auquel on veut témoigner du respect, à plus forte raison sera-t-il irréligieux de nous asseoir en présence du Dieu vivant, lorsque l'ange de la prière est encore debout, à moins de vouloir reprocher à Dieu que la prière nous fatigue.
XIII. Comme la modestie et l'humilité sont les recommandations les plus puissantes auprès de Dieu, il ne faut pas élever les mains trop haut quand nous prions, mais les tenir dans une mesure juste et convenable, encore moins lever le tête avec un air d'assurance. Rappelons-nous que ce publicain qui, à l'humilité de la prière, joignait celle de l'attitude et du visage, se retira plus justifié devant Dieu que l'orgueilleux pharisien. Il faut aussi que le son de notre voix soit modéré. Car si nous voulons parler assez haut pour être entendus, quels poumons il nous faudra! Dieu entend non la voix, mais le cœur, de même qu'il lit au fond de notre conscience. Le démon de l'oracle Pythien l'a déclaré lui-même: « Je comprends le muet, et j'entends celui qui ne parle pas. » Les oreilles de Dieu auront-elles besoin du son? Comment alors la prière de Jonas, partie des flancs de la baleine, a-t-elle pu traverser les entrailles du monstre, franchir l'immensité de l'abîme, et soulever la masse des eaux pour arriver jusqu'au ciel? Quel profit reviendra-t-il à ceux qui prient en élevant la voix, sinon de troubler leurs voisins? Il y a mieux, en mettant les autres dans le secret de leurs demandes, ne feraient-ils pas aussi bien de prier en public? |275
XIV. Une autre coutume a encore prévalu. Ceux qui jeûnent s'abstiennent, après la prière faite en commun, de donner à leurs frères le baiser de paix, qui est comme le sceau de l'oraison. Or, quel moment plus propice pour donner la paix à nos frères que celui où la prière monte vers Dieu avec la recommandation du jeûne, afin que, participant ainsi à notre œuvre, ils osent vivre avec leur frère dans la bonne intelligence de la paix et de la charité? Quelle est la prière complète si elle n'est terminée par le baiser religieux? En quoi la paix peut-elle nuire à celui qui rend à Dieu cet hommage? Enfin, qu'est-ce qu'un sacrifice dont on se retire sans la paix? Quelque raison que vous donniez de votre abstinence, elle ne l'emportera jamais sur l'observation du précepte qui nous ordonne de cacher nos jeûnes. Or, nous abstenir du baiser de la paix, c'est déclarer que nous avons jeûné. Si cependant vous avez quelque bonne raison, vous pourrez, sans violer le précepte, vous abstenir du baiser de la paix, lorsque vous priez chez vous, où il serait difficile de dissimuler vos jeûnes. Mais partout où vous pouvez cacher votre œuvre, rappelez-vous le précepte. Par là vous satisferez à la discipline au dehors, et vous suivrez votre coutume à l'intérieur.
Ainsi, par exemple, le jour de Pâque, où la religion du jeûne est commune à tous les fidèles, nous pouvons nous dispenser du baiser religieux, puisqu'il ne s'agit point alors de cacher ce que fait tout le monde. De même quelques-uns pensent que les jours de stations (2) ils ne doivent point assister aux oraisons des sacrifices, parce que la station serait rompue par la réception du corps de notre Seigneur. Quoi donc! l'Eucharistie devient-elle un |276 obstacle au devoir que nous rendons à Dieu, ou bien nous lie-t-elle davantage au Seigneur? Ta station ne sera-t-elle pas plus solennelle, si tu es debout et sous les armes devant l'autel de Dieu? En recevant le corps du Seigneur, et en le gardant pour l'emporter chez toi, tout est sauf, et la participation au sacrifice, et l'accomplissement de ta bonne œuvre. Si la station a emprunté son nom aux usages militaires, « car nous sommes la milice de Dieu, » n'est-il pas vrai que dans le camp ni la tristesse ni la joie n'empêchent un soldat de faire sa station? Joyeux, il remplira son devoir plus volontiers; triste, il n'en montrera que plus de vigilance.
Quant au vêtement des femmes dans les églises, la variété des observances sur ce point fait qu'il siérait peu à un homme tel que moi, et surtout à un homme qui n'a aucun rang dans l'Eglise, d'en parler après le très-saint Apôtre, si ce n'est toutefois qu'il n'y a aucune témérité à en parler sur l'autorité de l'Apôtre lui-même. Pierre, inspiré du même esprit que Paul, s'exprime dans les mêmes termes que lui, pour recommander la modestie des vêtements et flétrir la pompe des habits, l'orgueil de l'or, et le vaniteux édifice de la chevelure. Mais comme les usages diffèrent dans les églises (3).......
[Note d'Internet: le reste du traité n'a pas été traduit par Genoude.]
1. (1) Assignatâ oratione. Quand la prière a reçu le sceau, c'est-à-dire quand elle est finie. On ne met le sceau à une lettre qu'après qu'elle est terminée.
2. (1) Jours de jeûne prolongés jusqu'au coucher du soleil. Station, au propre, signifie le temps qu'une sentinelle reste en faction le jour et la nuit. Le Chrétien se comparait à un soldat sous les armes, lorsqu'il vaquait aux jeûnes et à la prière.
3. (1) La fin de ce traité manque dans tous les manuscrits. [Note d'Internet: une erreur. Le manuscript de Milan (D) contient le reste]
Traduit par E.-A. de Genoude, 1852. Proposé par Roger Pearse, 2005.
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