TERTULLIEN
LIVRE PREMIER.
[Traduit par E.-A. de Genoude]
I. Si notre foi répondait ici-bas à l'immensité du salaire qui l'attend là-haut, il n'en est pas une d'entre vous, mes sœurs bien-aimées, qui, après avoir une fois connu Dieu et sa propre condition, je veux dire la condition de la femme, courût après les divertissements, encore moins après l'orgueil de la parure. Loin de là, elle afficherait le deuil et l'indigence des vêtements, n'offrant aux regards publics qu'une Eve pénitente, noyée dans les larmes et rachetant par l'extérieur de l'affliction l'ignominie d'une faute héréditaire et le reproche d'avoir perdu le genre humain. Il a été dit: «Tu enfanteras dans la douleur; lu seras sous la puissance de ton mari; il te dominera.» Eve, c'est toi, et tu l'oublies! La sentence de Dieu pèse ici-bas sur tout le sexe; il faut donc que le châtiment pèse sur lui. Tu es la porte du démon; c'est loi qui as brisé les sceaux de l'arbre défendu; toi qui as violé la première la loi divine; toi qui as persuadé celui que Satan n'osait attaquer en face; l'homme, cette auguste image de la divinité, tu l'as brisé d'un coup. C'est à cause de ton mérite, de ta mort, veux-je dire, que le Fils de Dieu a voulu mourir: et tu songes à recouvrir d'ornements impudiques ces tuniques de peau, témoins de ta honte. Parle! Si, dès |306 l'origine du monde, les toisons de Milet fussent tombées sous les ciseaux, si les arbres de l'Inde avaient filé des vêtements, si Tyr eût envoyé sa pourpre, la Phrygie ses voiles brodés, Babylone ses tissus; si la perle eût blanchi, si le feu du rubis eût étincelé, si la cupidité eût déjà arraché l'or aux entrailles de la terre, et qu'il eût été permis au miroir de mentir, Eve chassée du paradis et à demi-morte eût-elle convoité ces vains ornements? Si donc elle aspire à revivre, qu'elle se garde bien de rechercher ou même de connaître des frivolités qu'elle ne possédait ni ne connaissait lorsqu'elle était vivante. Aussi tout ce bagage dont s'embarrasse une femme condamnée et déjà morte, n'est-il que la pompe funèbre de son convoi.
II. En effet, les auteurs de ces inventions sont condamnés à une mort éternelle: je veux parler de ces anges qui se précipitèrent du ciel vers les filles des hommes, afin que la femme eût à subir cet outrage de plus. Après avoir enseigné à un siècle grossier des matières que la nature avait utilement cachées, et des arts qu'il aurait mieux valu ignorer, tantôt en lui apprenant à creuser les mines, tantôt en lui enseignant la vertu des plantes, aujourd'hui en lui révélant le pouvoir des enchantements, demain en soulevant son œil curieux jusqu'à l'interprétation des signes célestes, leur soin principal fut d'apporter aux femmes le vain arsenal de leur gloire, l'éclat des diamants pour étinceler en colliers, des cercles d'or pour enchaîner les bras, des teintures hypocrites pour colorer la laine, et cette poussière noire elle-même destinée à peindre le contour des yeux. Quelle est la nature de ces découvertes? La qualité et la réprobation des inventeurs le proclament assez haut. Des pécheurs n'ont pu conduire à l'innocence, des voluptueux à la chasteté, des esprits révoltés à la crainte de Dieu. S'agit-il là d'enseignement? Des maîtres corrompus n'ont pu léguer qu'un enseignement corrupteur. Est-ce le prix de l'impudicité? Le salaire de la honte n'est jamais glorieux. |307
Mais enfin pourquoi donc ces révélations ou ces présents? Serait-ce par hasard que les femmes, sans le secours de ces matières brillantes et ces raffinements de la beauté, n'auraient pas eu de quoi plaire aux hommes? Mais simples encore et dépourvues de tout ornement, dans leur beauté inculte et native, elles avaient bien pu séduire les anges. Ou bien, leurs célestes fiancés craignaient-ils de passer pour des amants ingrats et peu magnifiques, s'ils n'apportaient aucun présent aux femmes qu'ils avaient choisies pour épouses? Raison aussi frivole! Celles qui possédaient des anges n'avaient à ambitionner rien de plus que ces nobles fiançailles. La véritable cause de ces dons, la voici. Se souvenant par intervalles du lieu d'où ils étaient tombés, et regrettant le ciel après les transports de leurs passions, ces anges, s'en prenant à la beauté innocente qui avait occasionné leur chute, pervertirent dans leurs amantes les avantages naturels, sous prétexte de les récompenser, afin que leur félicité ne leur servît à rien, et que, déchues de la simplicité ainsi que de l'innocence primitive, elles encourussent avec eux la colère de Dieu. Ils savaient bien que la vaine gloire, le luxe et le désir de plaire par les sollicitations de la chair déplaisent à Dieu. Les voilà «ces anges que nous devons juger!» Les voilà ces anges auxquels nous avons renoncé dans notre baptême. Les voilà ces pompes frivoles qui leur ont mérité d'être un jour jugés par l'homme. Que font entre les mains de leurs juges les richesses des coupables? Qu'y a-t-il de commun entre ceux qui prononceront la sentence et ceux qui la subiront? Ce qu'il y a de commun, j'imagine, entre Jésus-Christ et Bélial. De quel front montons-nous sur le tribunal pour condamner ceux dont nous convoitons les présents? Vous aussi, femmes chrétiennes, vous êtes appelées à les juger. La substance angélique qui vous attend là-haut, et qui confondra la race humaine dans un même sexe, vous assure cet honneur. Mais si nous ne préludons pas à l'anathème en condamnant dès ce monde leurs présents, que |308 nous condamnerons un jour, ce seront eux qui nous jugeront et nous condamneront.
III. Je sais que le livre d'Enoch, où est rapporté ce que j'ai dit des anges déserteurs, n'est point reçu par quelques auteurs, attendu qu'il n'est pas admis au nombre des Ecritures sacrées parmi les Juifs. Ils ont cru, j'imagine, que, composé avant le déluge, ce monument n'avait pu se conserver au milieu des ruines de toutes choses. S'ils n'ont pas de preuve plus concluante, je leur rappellerai que Noé, petit-fils d'Enoch, survécut à la destruction universelle, Noé, qui, en vertu du nom qu'il portait, avait appris, par une tradition héréditaire, les grâces que Dieu avait faites à son aïeul, et les doctrines qu'il avait enseignées, d'autant plus qu'Enoch n'avait rien tant recommandé à son fils Mathusalem que d'en léguer la mémoire à sa postérité. Noé a donc pu, sans aucun doute, succéder à son aïeul dans la délégation de cet enseignement. D'ailleurs, eût-il gardé le silence sur les dispositions d'un Dieu qui l'avait sauvé et sur les monuments illustres destinés à perpétuer la gloire de sa maison?
Mais qu'il n'ait pu conserver cet ouvrage, je l'accorde. Voici qui maintiendrait encore l'authenticité de cette Ecriture. Si ce monument disparut dans la violence du déluge, Noé n'a-t-il pas pu le réparer sous l'inspiration de l'Esprit, à peu près comme les Ecritures sacrées des Juifs qui avaient péri dans la prise de Jérusalem, sous la main de Babylone, furent rétablies par Esdras, ainsi que l'atteste l'histoire? Ajoutez à cela que le livre d'Enoch renfermant des prophéties qui concernent le Seigneur, nous ne devons rien rejeter de ce qui nous intéresse. Ne lisons-nous pas «que toute Ecriture propre à nous édifier est inspirée par Dieu.» Qu'importe donc que les Juifs aient rejeté celle-ci, comme ils rejettent tout ce qui concerne Jésus-Christ? Je ne m'étonne plus qu'ils aient repoussé la muette parole qui l'annonce, eux qui devaient repousser le Christ, lorsqu'il viendrait leur parler en personne. Vous faut-il une |309 dernière preuve? l'apôtre Jude rend témoignage au livre d'Enoch.
IV. Mais que la pompe dans laquelle se complaisent les femmes ne soit pas condamnée d'avance par la malice des inventeurs, je le veux bien. Ne reprochons à ces anges ni leur désertion du ciel, ni leur alliance avec la chair, à la bonne heure. Examinons en elles-mêmes les qualités de ces objets, nous y surprendrons tous les secrets de leur concupiscence. L'habillement des femmes consiste en deux choses principales, les ornements et les recherches. J'appelle ornements ce qu'elles nomment d'ordinaire le monde féminin; et recherches ce qui mériterait mieux le nom d'immonde. D'un côté, l'or, l'argent, les pierreries, les étoffes précieuses; de l'autre, les soins immodérés prodigués à la chevelure, à la peau, et à toutes les parties du corps qui attirent les regards. Ici, crime de vanité; là, crime de prostitution. Je le prouverai. D'après ce simple aperçu, qu'y a-t-il là de conforme à ta discipline, servante de Dieu, toi qui fais profession d'une discipline toute contraire, je veux dire d'humilité et de chasteté?
V. Au premier rang des pompes du siècle figurent toujours nécessairement l'or et l'argent. Mais après tout que sont-ils? une terre un peu plus brillante, parce que, péniblement arrachée aux mines par des mains esclaves, condamnées à ce châtiment, elle a été trempée de sueurs et de larmes, puis a laissé dans les flammes son nom de terre, aujourd'hui battue, torturée, livrée à l'ignominie, demain joyeux ornement, délices, honneur convoité, depuis qu'elle a perdu sa forme première. Mais qu'y a-t-il là que l'or et l'argent ne partagent avec les matières les plus viles, le fer, l'airain et toutes les autres? Comme ces métaux, ils sont engendrés par la terre, comme eux tourmentés par l'industrie humaine. Rien donc dans leur substance ou dans leur nature qui leur donne plus de noblesse. Dira-t-on qu'ils doivent leur prééminence à leur utilité? Loin de là! elle appartient plutôt au fer et à l'airain |310 qui rendent à l'homme des services plus nombreux, plus indispensables, et souvent même remplacent l'or ou l'argent pour des motifs plus légitimes. Ainsi l'anneau est de fer. Ainsi nous gardons encore, comme un souvenir de l'antiquité, de petits vases d'airain, témoin de la frugalité de nos pères. Que l'opulence extravagante de l'or et de l'argent serve à des usages impurs, que m'importe; toujours est-il que ce n'est pas avec l'or qu'on laboure un champ; ce n'est pas avec des lames d'argent que l'on protège les flancs d'un navire; aucun hoyau ne plonge son or dans la terre; aucune cheville d'argent ne consolide nos charpentes. Toutes les nécessités de la vie reposent sur le fer et l'airain. Que dis-je? Ces métaux vaniteux eux-mêmes ne peuvent être arrachés des mines ni forgés pour les usages de l'homme que par l'énergique assistance du feu et de l'airain. D'où vient donc la dignité de ces parvenus pour qu'on les préfère ainsi à leurs frères, leurs égaux en naissance, leurs supérieurs en utilité?
VI. Que sont encore ces pierres précieuses qui joignent l'orgueil à l'or, sinon d'humbles cailloux, capricieux avortons de la terre, mais qui n'ont jamais été nécessaires pour affermir les fondements de nos maisons, élever nos murailles, enchaîner nos toits, consolider nos terrasses? Elles ne savent qu'une chose depuis long-temps, bâtir pour un sexe idolâtre de soi-même un édifice de vanité. Et pourquoi, parce qu'on les polit à grand peine pour qu'elles brillent, parce qu'on les assortit habilement afin qu'elles aient l'éclat d'une fleur, parce qu'on les perce avec mille précautions pour qu'elles pendent aux oreilles, parce qu'on les enchâsse dans l'or, afin qu'elles lui empruntent et lui envoient de mutuelles séductions. Que le luxe aille pêcher dans les mers de Bretagne ou des Indes ses coquillages renommés, à la bonne heure; mais ce sont toujours des coquillages qui, pour la saveur, ne valent pas mieux que les plus vulgaires. Ce ne sera pas une raison pour que j'en fasse plus de cas que des pommes de mer. Si ce |311 coquillage nourrit dans son enveloppe intérieure je ne sais quelle excroissance, j'y vois un défaut plus qu'un titre de gloire. Appelez-la tant qu'il vous plaira du nom de perle. Elle demeure toujours à mes yeux une superfétation vicieuse, malgré sa rondeur ou sa dureté. On dit qu'il germe sur le front des dragons certaines concrétions pierreuses semblables à celles que l'on trouve dans le cerveau des poissons. En vérité il ne manquait plus à la femme chrétienne que d'emprunter ses joyaux à l'antique serpent. Elle brisera mieux la tête du démon apparemment quand elle lui aura dérobé un ornement pour son cou ou pour sa tête elle-même.
VII. Mais ces somptueuses bagatelles ne doivent leur prix qu'à leur qualité de rares ou d'étrangères. Placez-les dans les lieux que nous habitons, leur mérite disparaît. L'abondance porte toujours avec elle-même le dédain. Chez quelques Barbares où l'or est indigène et commun, en enchaîne l'esclave dans son cachot avec des liens d'or; on charge de richesses le malfaiteur, d'autant plus opulent qu'il est plus criminel. Merveilleux secret en vérité pour dégoûter de l'or! A Rome, nous avons vu de nos propres yeux les pierreries que l'on tient en si haute estime rougir devant les dames romaines du mépris qu'avaient pour elles les Parthes, les Mèdes et toutes les autres nations où elles naissent, si ce n'est que ces peuples les portent sans aucune ostentation. Les émeraudes se cachent obscurément dans la ceinture; le poignard connaît lui seul les diamants de son fourreau sous la robe qui le recouvre; les perles semées sur le brodequin aspirent à s'élancer de la boue. En un mot, jamais ils ne prodiguent autant les pierreries que là où il ne devrait pas y en avoir, puisqu'elles ne paraissent pas; ou bien s'ils les montrent, c'est pour attester une superbe indifférence.
VIII. De même vous retrouverez sur le dos de leurs esclaves les couleurs honorifiques de vos vêtements. Il y a plus, ils couvrent les murailles de leur maisons, en guise |312 de peinture, de la pourpre de Tyr, de ces voiles d'hyacinthe, et de ces tentures royales que vous transformez à grands frais. La pourpre est plus vile chez eux que la brique chez nous. En effet, quel légitime honneur peut-il revenir à des vêtements du mélange adultère des couleurs? Ce que Dieu n'a pas fait lui-même ne lui plaît pas, à moins qu'il n'ait pu donner aux brebis des toisons de pourpre ou d'azur. S'il l'a pu, donc il ne l'a pas voulu, ce que Dieu n'a pas voulu, l'homme ne doit pas le faire. Toutes les choses qui ne proviennent pas de l'auteur de la nature, ne sont donc pas bonnes de leur nature. Par là on reconnaît qu'elles appartiennent au démon, corrupteur de tout ce qui existe. Dès qu'elles ne sont pas à Dieu, elles ne peuvent appartenir à un autre, parce que tout ce qui n'est pas à Dieu, appartient nécessairement à son rival. Or, Dieu n'a pas d'autres rivaux que Satan et ses anges.
Toutes ces matières sont sorties des mains de Dieu, direz-vous peut-être. D'accord. Mais en est-il de même de l'usage que vous en faites. Il est bien vrai que les plaisirs profanes des spectacles du monde, ainsi que nous l'avons prouvé dans un traité spécial, et que l'idolâtrie elle-même, se consomment avec les créatures sorties des mains de Dieu. Mais parce que Dieu a donné à l'homme le cheval, la penthère et les agréments de la voix, s'ensuivra-t-il que le Chrétien doive repaître ses yeux et son ame des fureurs du cirque, des atrocités de l'arène ou des dissolutions du théâtre? Le Chrétien s'adonnera-t-il impunément à l'idolâtrie, parce que l'encens, le vin, la flamme qui dévore, et les victimes qui sont dévorées par la flamme sont des créatures de Dieu, lorsque ce bois ou ce métal qu'il adore appartient à Dieu? Ainsi l'origine de ces matières dérive de Dieu; mais l'usage lui en devient étranger aussitôt qu'il est complice de la vaine gloire du monde.
IX. Une sage Providence ayant réparti dans des régions et des mers différentes des curiosités qui sont réciproquement rares et étrangères pour chaque peuple, qu'elles |313 tombent dans le mépris ou jouissent de quelque faveur aux lieux qui les possèdent, le mépris ou la faveur deviennent légitimes, parce que la vaine gloire est toujours froide pour les choses qu'elle a sous la main. Mais, en dépit de celte distribution des richesses que Dieu a disposée comme il l'a trouvé bon, un objet, dès qu'il est rare et étranger, brille d'une séduction nouvelle chez les autres peuples, et allume en nous le désir de le posséder, par la seule raison que Dieu l'a placé loin de nous. De ce désir de posséder naît un autre défaut, le désir de posséder immodérément; car en supposant qu'on doive posséder, il faut une mesure. Alors voilà l'ambition, ainsi nommée, parce qu'elle naît de la concupiscence, qui a envahi notre ame pour satisfaire une vaine gloire; celle-ci bientôt ne connaît plus de bornes, car, n'ayant de fondement ni dans la nature, ni dans la vérité, mais dans la concupiscence, la plus dangereuse maladie de l'ame, comme nous l'avons dit, et dans tout ce qui alimente l'ambition, elle n'a donné de prix aux choses que pour s'enflammer davantage elle-même. En effet, plus elle attache de prix à ses convoitises, plus la concupiscence s'allume. On tire un patrimoine immense d'un petit écrin; on étend sur un léger tissu dix mille sesterces; une tête délicate promène des continents et des îles; des revenus considérables pendent à une oreille; des sacs gonflés d'or jouent à chaque doigt de la main gauche. O ambition du siècle, voilà quelle est ta force! Le corps d'une faible femme suffit à supporter seul le poids de tant de trésors.
Traduit par E.-A. de Genoude, 1852. Proposé par Roger Pearse, 2005.
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