Sacris Erudiri Vol 4 (1952) pp.372-383
Note sur les fragments récemment découverts de Tertullien
PAR
Dom E. DEKKERS
(Steenbrugge)
Qui eut pu se douter qu'une bibliothèque aussi fouillée que la Vaticane récélât encore un manuscrit entièrement inconnu de Tertullien 1? Mais voici chose plus étonnante encore : sur le sol même des Pays-Bas, terre classique des études tertulliennes, on vient de découvrir des fragments d'un manuscrit de Tertullien, plus ancien, à ce qu'il paraît, que tout ce que nous possédions. Au zèle éclairé de MM. A. P. van Schilfgaarde et G. I. Lieftinck nous devons ce trésor : deux feuillets du de Spectaculis, transcrits au début du IXe siècle, dans les environs de Cologne 2.
M. Lieftinck a su augmenter encore l'intérêt de sa découverte en y joignant une autre, non moins importante : il a repéré, dans le plus ancien catalogue de la cathédrale de Cologne, un manuscrit de Tertullien, passé inaperçu du fait que le nom de l'auteur n'y figure pas. Mais les titres des ouvrages ne laissent subsister aucun doute. Voici le texte du catalogue de 833, publié par A. Decker:
De resurrectione mortuorum. lib. I
& de fide. libri II
De praescriptionibus hereticorum lib. I
de jejuniis adversum phisicos lib. I
de monogamia lib. I
de pudicitia lib. I 3.
«Certes, continue M. Lieftinck, de Spectaculis n'est pas cité et la liste, paraît avoir été, dressée avec beaucoup de soin, puisque d'autres petits traités comme de Ieiuniis et de Monogamia le sont bel et bien, mais il est toujours possible qu'on l'ait oublié ou que cet ouvrage ait manqué de titre dans le manuscrit. »
On s'étonne que le savant paléographe de Leyde n'ait pas osé s'engager plus loin dans une si bonne direction.
Il suffit de comparer le catalogue de 833 à d'autres listes du même genre pour voir que le de Spectaculis a dû faire partie du manuscrit de Cologne.
Le lecteur le sait, les oeuvres de Tertullien nous ont été transmises dans une demi douzaine de collections, nettement diversifiées et indépendantes les unes des autres. On cite d'ordinaire le corpus Trecense, datant du Ve siècle et conservé dans un unique manuscrit du XIIe, qui provient de l'abbaye de Clairvaux et se trouve actuellement à Troyes ; le corpus Agobardinum, que l'archevêque de Lyon Agobard fit transcrire au IXe siècle : le codex Agobardinus est aujourd'hui un des joyaux de la Bibliothèque Nationale de Paris; le « corpus Masburense », qu'édita Sigismond Ghelen d'après un manuscrit actuellement perdu de Malmesbury. Mais la plus importante de ces collections est le corpus Cluniacense, qui aurait été composé au temps de S. Isidore dans les milieux érudits de l'Espagne visigothique 4 ; transcrite à Cluny au XIe siècle, elle a connu la plus large diffusion : de la vingtaine de mss. de Tertullien actuellement connus, presque tous descendent de ces codices Cluniacenses.
Le manuscrit récemment découvert à la Vaticane nous révèle l'existence d'un petit corpus de quatre traités, mais qui peut-être fit partie d'une collection plus étendue, dont nous avons perdu la trace 5.
A côté de ces collections, bien connues des érudits, il existe, ou plutôt, il a existé un corpus, assez peu remarqué et que le catalogue de Cologne vient opportunément de rappeler à l'attention des patrologues. Il est attesté par un catalogue un peu plus récent de l'abbaye de Corbie 6, et par un manuscrit, également perdu, dont un certain «Johannes Clemens Anglus» communiqua les variantes à Jacques de Pamele. Celui-ci les employa dans sa grande édition de Tertullien, parue à Anvers en 1579.
Voici les traités contenus dans cette collection, que nous appellerons dans la suite collection de Corbie:
Cologne | Corbie | Joh. Clemens |
De resurr. mortuorum | De resurr. carnis | De resurr. carnis |
De Trinitate 7 | De Trinitate 7 | |
et de fide libri II | De spectaculis | De spectaculis |
De munere 8 | ||
De praescriptionibus her. | De praescriptionibus eretic. | De praescriptionibus haer. |
De ieiuniis adu. phisicos | De ieiuniis adu. fisicos | De ieiunio |
De monogamia | De monogamia | De monogamia |
De pudicita | De pudicitia | De pudicitia |
Les deux premiers titres de la liste de Cologne appellent quelques remarques.
Nul doute que le de Resurrectione mortuorum désigne le de Carnis Resurrectione : dans l'excellent manuscrit de Troyes, ce traité porte exactement le même titre.
Mais que signifie cet énigmatique et de fide libri II?
A cette place devrait se trouver le de Spectaculis. Nous savons que ce traité était autrefois divisé en deux livres (cfr note 1). De plus, plusieurs chapitres de ce traité portent comme sous-titre quelque mot important tiré de la première phrase: DE TITVLIS, DE APPARATIBVS, DE LOCO etc 9. Or, le premier chapitre commence : « Qui status fidei etc.» Il ne serait pas trop hasardeux de voir dans DE FIDE le sous-titre que le chapitre premier portait dans le ms. de Cologne 10. Ce serait là une façon plausible d'expliquer le lemme du catalogue: de fide libri II. Cependant nous préférons nous arrêter à une autre hypothèse. De fide libri II correspond à deux ouvrages dans les listes de Corbie et de John Clement: au de Trinitate de Novatien et au de Spectaculis. Or, si le titre de Trinitate est traditionnel 11, il ne correspond qu'imparfaitement au contenu réel de l'ouvrage, qui est plutôt un commentaire du symbole 12. Aussi Jacques de Pamele suggéra-t-il un nouveau titre : de Regula ueritatis.
Le rédacteur du catalogue de 831, ne trouvant, dans son manuscrit aucun nom d'auteur ni davantage de titre, a tàché, non sans succès, d'en caractériser le contenu et l'a appelé de Fide, nom habituel pour ce genre d'ouvrages. A la fin du de Trinitate il rencontra le sous-titre du chapitre premier du de Spectaculis : de Fide, et, ne parvenant pas à bien distinguer les trois premières parties de son manuscrit, il intitula le tout : « De resurrectione mortuorum liber I et de fide libri II».
Quelque soit l'hypothèse que l'on voudra adopter, on peut tenir pour certain que le manuscrit de Cologne contenait le de Spectaculis. Si les fragments de Keppel proviennent vraiment d'un scriptorium des environs de Cologne, -- et je ne suis nullement qualifié pour mettre en doute les déductions de M. Leiftinck - l'histoire de la « collection de Corbie» à fournit une raison de plus pour admettre soit hypothèse et croire que nos fragments ont fait partie du manuscrit catalogué en 833 13.
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L'histoire des différentes collections de Tertullien est, encore fort obscure. Peut-on du moins éclairer un peu les origines de celle qui nous occupe en ce montent?
L'intitulé du de Carnis Resurrectione nous invite à regarder du côté de la petite collection de Troyes. Celle-ci serait, dit-on, originaire des milieux lériniens du Ve siècle. Certes, une collection qui comprend de violents pamphlets comme le de Ieiunio, le de Pudicitia, le de Monogamia a dû voir le jour dans un milieu d'une orthodoxie moins soucieuse de nuances que celui de Vincent de Lérins. Elle provient sûrement de quelque cercle de dissidents rigoristes, qui affectionnaient le jeûne et l'abstinence et abhorraient les secondes noces. Nous savons d'autre part que, dès la fin du IVe siècle, le de Trinitate circulait sous le nom de Tertullien : des Macédoniens de Constantinople l'insérèrent dans un recueil de lettres de S. Cyprien et en répandirent un grand nombre d'exemplaires à vil prix, afin de répandre plus aisément leurs idées. Rufin lui-même faillit se laisser prendre ait jeu ; il finit par se douter qu'il ne lisait pas du Cyprien, mais il crut reconnaître « le libelle de Tertullien sur la Trinité » 14. Et Jérôme de lui faire la leçon de bien haut 15 !
Il faudra sans doute chercher les origines de notre collection parmi les derniers représentants occidentaux du montanisme, peut-être chez les Novatiens 16, ou dans les cénacles des rares Tertullianistes que l'auteur du Praedestinatus avait encore vu à l'oeuvre à Rome 17 et qu'Augustin saura ramener dans le giron de l'Église 18.
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Serait-ce également le moment de faire le procès du célèbre manuscrit de Malmesbury que Ghelen dit avoir reçu « ex ultima Britannia »? Il est peut-être encore trop tôt : trop d'inconnus subsistent 19. Mais voici quelques détails, en attendant des recherches ultérieures.
Rappelons-nous d'abord l'état de la question. En 1545 Martin Mesnart réédita à Paris les oeuvres de Tertullien. Partant de la troisième édition de Rhenanus, il y ajouta un morceau resté inédit du de Patientia et onze opuscules, neuf de Tertullien 20 et deux de Novatien, le de Trinitate et le de Cibis Iudaicis, que, sur la foi de son manuscrit, il attribua également au polémiste carthaginois. Il nota qu'il a tiré tout cela d'un «uetustissimus codex » dont il ne nous dit rien de plus.
Cinq ans plus tard, en 1550, parut à Bâle, chez Froben, la cinquième édition des oeuvres complètes de Tertullien. Sigismond Ghelen en surveilla l'impression. En de nombreux endroits il modifia le texte des traités que Mesnart avait édités pour la première fois. Dans sa préface il introduisit pompeusement son «codex Masburensis», venu de la lointaine Angleterre et «contenant tout ce que la dernière édition de Paris avait apporté de neuf ». Dans sa table des matières il nota d'un astérisque les opuscules qu'il avait édité d'après ce manuscrit. En dehors des onze nouveaux traités de l'édition parisienne, ce sont le de Carnis Resurrectione, le de Praescriptione Haereticorum et le de Monogamia, que Mesnart avait simplement repris de l'édition de Rhenanus.
Dans une étude qui n'a pas retenu l'attention des spécialistes de Tertullien, Dom Wilmart a montré documents en main, comment Mesnart et Ghelen travaillaient 21. Nous y voyons nos deux éditeurs à l'oeuvre sur le de Cibis de Novatien. A les entendre dans leurs prolégomènes, ils l'auraient tiré, lui aussi, du uestustissimus codex de Mesnart, et du vieux Masburensis de Ghelen. En réalité voici ce qui en est.
Wilmart trouva à Paris, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, sous la cote 1351, un manuscrit du xve siècle, contenant les oeuvres de, Lucifer de Cagliari et le de Cibis. La comparaison avec l'unique manuscrit ancien du de Cibis (Léningrad, Q I v 39, de Corbie, ixe siècle) et l'édition de Mesnart montre a l'évidence que nous avons ici l'intermédiaire, - et l'unique intermédiaire, entre le vieux Petropolitanus et l'editio princeps. Mesnart 22 l'édita à sa façon, usant pêle-mêle le manuscrit et les corrections qu'une main un peu postérieure y avait apportées, les combinant avec ses conjectures à lui. Ghelen, à son tour, réédita le texte de Mesnart, le corrigeant à son gré, sans avoir vu le manuscrit.
Tout cela n'est pas fait pour nous inspirer beaucoup de confiance dans les affirmations de ces éditeurs trop peu scrupuleux. Mais tâchons d'abord de déterminer avec plus de précision ce que Mesnart entend par « ex uetustissimo codice desumpta ».
Nous savons depuis longtemps que ce « très vétuste manuscrit » n'est autre chose que le célèbre Agobardinus. Mais comment Mesnart l'a-t-il employé? Il n'en fit pas la base de son édition ; mais il en imprima assez souvent les variantes en marge de son texte. Quant à ce dernier, il le tira d'un autre manuscrit dont il ne souffle mot. Il agit de même à l'égard du vieux Trecensis, qu'il a eu également en main et dont il nota certaines variantes, mais qu'il ne prit pas pour base. Comme l'a bien montré M. Diercks 23, c'est seulement pour le de Oratione que Mesnart a suivi l'Agobardinus. Pour tout le reste il a sans doute préféré des manuscrits plus récents, mais d'une lecture plus facile. Nous savons déjà que pour le de Cibis il se contenta du manuscrit de Sainte-Geneviève. Il n'y a pas de doute non plus qu'il a employé un exemplaire de la collection de Corbie, puisqu'il donne le de Trinitate, qui ne se trouve que là. De ce manuscrit il tira également le de Pudicitia, le de Ieiunio et probablement aussi le de Spectaculis 24, mais il négligea le de Carnis Resurrectione, le de Praescriptione et le de Monogamia, pour lesquels il suivit l'édition de Rhenanus. Restent cinq traités (de Testimonio Animae, de Anima, de Baptismo, Scorpiace et de Idololatria) et une portion du de Patientia, pour lesquels Mesnart constitue l'editio princeps. Où les a-t-il trouvés? On pourrait supposer qu'il utilisa une collection de Tertullien, absolument inconnue par ailleurs. Ou bien, qu'il a eu à sa disposition un second exemplaire, plus complet, de la collection dite d'Agobard. C'est là qu'il aurait pu trouver la fin du de Idololatria, le début du de Anima et le fragment du de Patientia qui manquent dans notre Agobardinus. Mais le de Baptismo fait difficulté. Ce traité n'a jamais fait partie de cette collection, et pourtant Mesnart en a possédé un manuscrit complet, aujourd'hui perdu, assez différent du Trecensis 25. De plus, si son second exemplaire de la collection d'Agobard contenait le de Patientia, il attrait également dù comprendre le de Spe Fidelium, le de Paradiso et le de Carne et Anima, qui précédent le de Patientia dans cette collection, à moins d'admettre que l'ordre des traités différait dans les deux exemplaires, comme il diffère parfois, dans les différents exemplaires de la collection de Cluny. Il n'est pas exclu non plus que Mesnart a rencontré ces trois traités dans son manuscrit, mais que. les trouvant trop difficiles à déchiffrer, il les a laissés de côté, tout comme il à écarté le ad Nationes, dont le texte, endommagé il est vrai, se lit encore aujourd'hui dans l'Agobardinus.
Quoi qu'il en soit, Mesnart a disposé, en dehors de l'Agobardinus, du Trecensis, du manuscrit de Sainte-Geneviève et d'un exemplaire de la collection de Corbie, encore d'un ou, plus probablement, de plusieurs autres manuscrits. Ce qu'il décrit d'un mot fort laconique « ex uetustissimo codire desumpta » a été en réalité une opération bien complexe.
Et Ghelen ? Au moment le plus opportun, précisément quand il s'agit de faire face à l'édition concurrente de Paris, il reçoit d'Angleterre le précieux manuscrit, provenant de l'antique monastère de Malmesbury. Avec emphase il en vante les mérites. Cependant, nous l'avons vu, il ne s'en sert pas pour l'édition du de Cibis, qui pourtant y figurait, s'il faut en croire sa liste ; pour cette oeuvre il se contente de démarquer l'édition de soit devancier. Pour le de Oratione, il fait exactement la même chose 26.
De plus, le Masburensis, tel que le décrit Ghelen, présente une collection d'ouvrages de Tertullien et de Novatien, qui n'a laissé aucune autre trace 27. Quant ait manuscrit lui-même, personne ne l'a jamais vu. Un doute, qui n'est pas exclusivement méthodique, semble ici légitime. Aussi plusieurs savants ont-ils refusé d'admettre l'existence même de son fameux codex. Je ne crois pas qu'il faille aller si loin.
Ghelen fait entrer dans son Masburensis tout ce qu'il a pris chez Mesnart, et souligne lourdement que son texte est bien supérieur à celui de l'édition parisienne 28. Et de fait, il n'apporte pas seulement quelques conjectures plus ou moins heureuses, mais il comble aussi plusieurs lacunes avec un bonheur que la seule critique interne n'aurait pu lui inspirer. Mais il est à remarquer que c'est uniquement dans trois traités de la collection de Corbie qu'il apporte vraiment du neuf 29. Serait-on loin de la vérité en supposant que pour les seuls traités de la collection de Corbie il s'est servi d'un autre manuscrit que Mesnart (le Coloniensis dont il aurait conservé quelques variantes 30 et qui, après usage, aurait été abandonné au couteau du relieur 31 ?) C'est cela que, à mon avis, il faut comprendre quand Ghelen parle de « nombreux manuscrits anciens, repérés dans les bibliothèques de la France et de l'Allemagne », qu'il aurait utilisés.
Pour tout le reste, il reprend les éditions de ses devanciers Rhenanus et Mesnart, les corrigeant selon ses préférences. Et dans ce genre de travaux, on ne peut lui dénier une certaine dextérité.
Alors, que reste-t-il de son Masburensis? Un témoin de plus de la collection de Corbie, dont Ghelen, pour masquer sa dépendance à l'égard de l'édition concurrente de Paris, a allongé sensiblement la table des matières, tout en l'affabulant de quelques titres de noblesse : son « codex incorruptissimus » venait de très loin et dans le temps et dans l'espace. Et ces titres n'ont pas manqué d'en imposer à la postérité.
ADDENDUM. - La note 3 de la page 375 11 n'est pas entièrement exacte. Il existe encore un fragment manuscrit du de Trinitate : dans le florilège patristique du Mont Cassin (cod. 384, du ixe-xe siècle) se lit en effet, à la page 35, sous le nom de Tertullien, un extrait du chap. 18. Le même manuscrit donne encore, à la page 47, un second extrait attribué à Tertullien ; celui-ci lui appartient réellement et est tiré du chap. 12 du Scorpiace, opuscule presqu'aussi rare que le de Trinitate. Le texte de ces extraits a été publié par dom Amelli dans les Miscellanea Geronimiana, Rome, 1920, p. 178; l'identification est due au père d'Alès (Tertullien inédit?, dans les Rech. de sc. relig., XI, 1921, p. 98).
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SUMMARIUM
De fragmentis Tertullianeis nuper repertis pauca adnotantur, ut plenius elucidetur eorum relatio ad ceteros codices collectionesque operum Tertulliani. Nonnulla quoque animadvertenda videntur de codicibus, quibus usus est Mesnartius ac de « incorruptissimo codice» Masburensi, quem adhibuisse se dicit Gelenius.
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